Antoine François Prévost d'Exiles, dit l'abbé Prévost

L'abbé Prévost
L'abbé Prévost

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Écrivain français (Hesdin 1697 – Courteuil, près de Chantilly, 1763).

Né dans une bonne famille de magistrats et d'ecclésiastiques, il étudie chez les jésuites. Il fait une fugue en 1712, et s'engage dans l'armée. Il revient à l'Église, s'en éloigne, puis prononce ses vœux chez les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur. Il collabore sans doute à la satire des Aventures de Pomponius (1724). En 1728, il se défroque et s'enfuit en Angleterre, ce monde où triomphe l'esprit nouveau : le périodique qu'il fait paraître de 1733 à 1740, le Pour et le Contre, est tout vibrant de cette découverte. Les Mémoires et aventures d'un homme de qualité connaissent le succès dès le début de leur parution en 1728 et c'est dans le dernier volume (1731) qu'on peut lire l'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut. L'œuvre eut un destin éclatant : admirée par tous, de Sade à Goethe, elle donna à l'opéra (Puccini, Massenet) et à l'écran (Clouzot) une de leurs héroïnes les plus populaires. On a vu en Manon la femme fatale qui détourne son chevalier du droit chemin et le pousse à tricher au jeu, la courtisane qui le jette dans les milieux interlopes de la fin du règne de Louis XIV. Mais cette femme, légère et inconséquente, à en croire la critique, sait, bien mieux que son amant, qu'on ne saurait vivre d'amour et d'eau fraîche.

Le point de vue de Des Grieux, qui est le narrateur principal, n'ordonne qu'en apparence l'ensemble du récit ; d'autres voix se mêlent à la sienne, celle de Manon, celle de Tiberge, celle de l'« homme de qualité » à qui s'adresse le chevalier. L'art de Prévost consiste à débouter Des Grieux de son autorité de narrateur. Et, si l'on a pu tirer de ce récit tant de « leçons » différentes, c'est précisément qu'il n'en donne pas et abandonne les discours au libre jeu de leurs confrontations.

C'est aussi en Angleterre que Prévost rédige les épisodes anglais et l'utopie de Cleveland (1731-1739) : dans ce récit de voyage, le héros, « fils naturel de Cromwell », en quête de certitudes philosophiques et de quiétude affective, explore les limites et les possibles de l'amour, de la vie sauvage, du dogmatisme protestant, au fil d'épreuves riches néanmoins d'une « chère et délicieuse tristesse », jusqu'au jour où l'anglican Clarendon lui révèle le secret d'une sagesse moyenne et d'une religion propre à l'« âme sensible ». Las de ses errances, Prévost demande sa grâce en 1734 et revient en France. Il fréquente les milieux matérialistes (le salon de Mme Doublet notamment), mais ses doutes religieux ne le conduisent pourtant pas à l'athéisme. Il compose un troisième grand roman le Doyen de Killerine (1735-1740). Cette « histoire morale », ainsi que l'indique le sous-titre, se présente comme les Mémoires d'un ecclésiastique irlandais qui, aîné de la famille, s'estime investi d'une autorité paternelle sur ses frères et sur sa sœur. Il tente donc de les diriger au milieu d'aventures et d'intrigues embrouillées, mais se voit souvent obligé de composer avec les réalités du monde. Les années 1740-1741 sont très fécondes malgré les difficultés : trois romans plus courts, l'Histoire d'une Grecque moderne (1740), les Mémoires pour servir à l'Histoire de Malte ou Histoire de la jeunesse du commandeur (1741), les Campagnes philosophiques ou Mémoires de monsieur de Montcal, et deux biographies historiques : Histoire de Marguerite d'Anjou, reine d'Angleterre (1740) et Histoire de Guillaume le Conquérant (1741).

L'Histoire d'une Grecque moderne est représentative de sa nouvelle inspiration. Un Français, ambassadeur en Turquie, achète une jeune esclave, Théophé, pour la délivrer des infamies du sérail. Cette émancipation est la première étape de la conquête d'une liberté que la jeune Grecque veut absolue. Mais son libérateur, très vite, s'est épris d'elle. La jalousie qui domine l'amant frustré condamne son enquête à l'échec : le récit ne peut décider de la sincérité de Théophé et en appelle au jugement du lecteur. Ruiné, compromis dans une affaire de gazette clandestine, Prévost disparaît à nouveau ; une crise sentimentale renforce son pessimisme. De retour en France (1742), il se voit confier par le chancelier d'Aguesseau la réalisation de l'Histoire des voyages (1746-1759) et devient en 1755 directeur du Journal étranger. Il se consacre également à la traduction et fait connaître en France les Lettres anglaises ou Histoire de Miss Clarissae Harlowe de Richardson (1751) et du même auteur les Nouvelles Lettres anglaises ou Histoire du chevalier Grandisson (1755-1758). Il écrit deux derniers romans : Mémoires d'un honnête homme (1745) et le Monde moral ou Mémoires pour servir à l'histoire du cœur humain (1760-1764). Loin d'être l'auteur « marginal » qu'on a vu en lui, Prévost offre ainsi la figure exemplaire et centrale de l'écrivain et de l'homme de lettres du xviiie s.

L'œuvre romanesque de l'abbé Prévost naît d'une tension entre la société et l'individu. La malédiction paternelle jette un sujet libre ou du moins qui revendique le droit à un bonheur individuel, incommunicable, amoureux, dans des aventures qui ne sont picaresques que par leur allure superficielle. Le héros est aventurier malgré soi et traîne le fardeau du remords et de la mauvaise conscience. Les « Mémoires » fictifs, forme revêtue par tant de romans de Prévost, sont presque tous des plaidoyers sans fin ; seul le lecteur peut absoudre le héros qui raconte comment, sans savoir pourquoi, il s'est trouvé jeté dans des chemins de traverse. Seule la mort de Manon peut réconcilier Des Grieux avec la figure paternelle. Comme meurt l'utopie américaine de Cleveland, car il n'y a pas de monde racheté, fondé sur la morale naturelle, qui puisse résister au mal. La religion, qui réconcilie la raison et l'amour dans une vérité sensible unique, offre l'ultime solution. Mais vivre selon les lois de l'Église n'est pas vivre dans l'évidence de la foi. Dans le Doyen de Killerine, le christianisme se heurte au bonheur mondain ; l'intransigeance du héros le rend grotesque dès qu'il se confronte au monde. La casuistique jésuite des narrateurs-héros n'est qu'un pis-aller, une pathétique dénégation du tragique humain. La fatalité est d'abord l'indice même du réel et c'est ce qui permet de comprendre le réalisme de Prévost. Ce ne sont pas les dieux qui ont condamné le héros, ni même la grâce qui lui a manqué, ce sont les intérêts d'argent, le pouvoir des pères et des riches traitants qui donnent toute liberté à leurs appétits. La peinture de la réalité, fût-elle « pittoresque », prend alors, dans Manon comme dans Cleveland, un sens bien différent de celui qu'elle a chez Lesage ou Marivaux. On est ici, au fond, plus près de Candide qu'il n'y paraît. Le réel menace l'homme de tout son poids d'absurdité et met à son amour un obstacle intolérable. Ce réel fatal, c'est aussi, terrible paradoxe, la liberté de l'autre qui le fait échapper à toute saisie. Manon ou Théophé de l'Histoire d'une Grecque moderne manquent à jamais à leur amant ; aimées dans leur altérité et leur différence, elles sont rebelles à la fusion amoureuse. Mystérieuses, elles plongent le héros dans un doute infini. Le récit à la première personne permet à l'abbé Prévost de présenter au lecteur un narrateur qui tente après coup de déchiffrer sa propre histoire et se désespère de l'opacité des signes, de la disparition de l'autre.