Cría Cuervos

Cría Cuervos

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des films ».

Drame de Carlos Saura, avec Geraldine Chaplin (Ana adulte, mère et fille), Ana Torent (Ana enfant), Conchita Pérez (Irène), Maite Sanchez Almendros (Juana), Monica Randall (Paulina), Florinda Chico (Rosa).

  • Scénario : Carlos Saura
  • Photographie : Teodoro Escamilla
  • Décor : Rafael Palmero
  • Musique : Federico Mompou
  • Montage : Pablo G. Del Amo
  • Production : Elias Querejeta
  • Pays : Espagne
  • Date de sortie : 1975
  • Son : couleurs
  • Durée : 1 h 55
  • Prix : Prix spécial du jury, Cannes 1976

Résumé

Voyage dans le passé, le présent et le futur, Cría Cuervos transpose, dans un récit fantasmatique, les difficultés d'adaptation d'une enfant, devenue femme, dans la société bourgeoise franquiste. Ana se réfugie dans le souvenir d'une mère, étouffée comme elle, à laquelle elle finit pas s'identifier totalement. C'est d'ailleurs Geraldine Chaplin qui cumule les rôles de la mère et de la fille adulte. Le lien avec les trois piliers de la société espagnole (Armée, Église, Famille) est établi par le truchement de personnages emblématiques, tout à la fois individus privés et symboles institutionnels : virilité oppressive et tyrannique du père, asservissement de la communauté féminine. Le récit décrit une obsession et, en même temps, la vacuité d'une révolte, l'enfant s'identifiant à la mère au point de revivre son histoire dans un destin circulaire qui la vouera au même asservissement imposé par une société figée.

Commentaire

L'impossible vraie vie

Avec Cría Cuervos, Carlos Saura travaille seul, pour la première fois, à l'écriture d'un film, sans la collaboration habituelle de Rafael Azcona, et construit une fable parfaitement homogène, fermée sur elle-même, un système de narration efficace qui fait circuler le spectateur, par un jeu permanent et subtil d'allers et retours, du particulier au général, du réel au symbolique. Ainsi de l'espace constitué par la maison, royaume intemporel isolé derrière ses murs, au beau milieu d'une Espagne urbaine contemporaine gagnée par l'évolution des techniques. Ainsi du microcosme social décrit comme un univers sans couple, réduit à la seule image présente/absente du Père. Ainsi du langage officiel qui bloque toute communication, laquelle ne peut sporadiquement s'établir qu'entre l'enfant et ceux qui, symboliquement, n'ont pas (ou n'ont pas droit à) la parole : la grand-mère aphasique, la bonne.

Un tel système moral condamne les individus à vivre une dichotomie stérile. Pour les adultes, la vraie vie est toujours ailleurs, dans un rêve dont on cerne mal les contours fuyants (adultère, névrose). Pour l'enfant, rejeté du monde trouble et incohérent des adultes, l'exutoire est dans le jeu qui organise et exorcise un univers incompréhensible et menaçant. Ce thème du dédoublement gouverne d'autres films de Saura, lequel sème dans Cría Cuervos les indices qui permettent de raccorder ce film à Peppermint frappé, à la Chasse, au Jardin des délices, à la Cousine Angélique, œuvres en forme de fables dont l'argument privé renvoie toujours à l'histoire collective. Cría Cuervos est l'une des œuvres les plus achevées et aussi les plus désespérées de Carlos Saura. Le « tube » Porque te vas, qui en constitue la musique diégétique, a contribué aussi à sa popularité exceptionnelle.