Journal de l'année Édition 2004 2004Éd. 2004

Bolivie, la « guerre du gaz »

Attisée par la pauvreté et le nationalisme, la mobilisation contre l'exportation future, via le Chili, de gaz naturel bolivien vers l'Amérique du Nord, a vite revêtu un caractère politique, – ce sera le départ du président Gonzalo Sánchez de Lozada –, et aussi emblématique, en visant la globalisation.

Mouvement de protestation contre le projet du gouvernement d'exporter le gaz naturel bolivien vers le Mexique et les États-Unis via un port chilien, la « guerre du gaz » a commencé à mobiliser, à partir de la mi-septembre, la Confédération syndicale des travailleurs agricoles, les cocaleros (cultivateurs de coca) du charismatique Indien quechua Evo Morales, député du Mouvement vers le socialisme (MAS, deuxième force parlementaire) et la Centrale ouvrière bolivienne, la COB, principal syndicat du pays. Très rapidement, des collectifs de professeurs, d'étudiants, de commerçants, de mineurs, ainsi que des comités de quartier sont venus grossir les rangs des mécontents.

La « guerre du gaz »

Dans un premier temps, le chef de l'État s'est employé à minimiser la contestation. Ne voulant voir en l'affaire qu'un conflit marginal, il a d'abord misé sur les dissensions traditionnelles entre Indiens quechuas et aymaras, ainsi que sur celles qui caractérisent les relations des communautés andines et l'Est bolivien, plus occidentalisé et davantage tourné vers l'exportation. Mais face à la détermination des manifestants, la « guerre du gaz » a pris une allure insurrectionnelle. Pour comprendre comment le pays a basculé dans le chaos au sujet d'une affaire relevant, a priori, de la politique économique, il convient de souligner la haute charge symbolique du gaz qui, en Bolivie, en fait un sujet explosif. Aux yeux des manifestants, les projets d'exportation soulèvent trois problèmes principaux.

Il s'agit, d'abord, d'une question de priorité sociale. Les contestataires estiment qu'il serait injuste d'exporter le gaz sans en faire bénéficier auparavant les Boliviens eux-mêmes par des infrastructures domestiques et industrielles. Ensuite, la Bolivie ne percevrait que 18 % du montant de ses exportations de gaz, un pourcentage jugé insuffisant par l'opposition et par les syndicats. Enfin, le projet gouvernemental a réveillé une fibre nationaliste qui plonge ses racines dans l'histoire des relations avec le Chili voisin. Les Boliviens n'ont pas oublié que, lors de la guerre du Pacifique (1879-1883), la Bolivie avait dû céder au Chili sa façade océanique et plus de 100 000 km2. Depuis, La Paz ne cesse de revendiquer l'accès au Pacifique. Aussi, la simple mention du Chili en tant que pays de transit du gaz national a littéralement enflammé la majorité des Boliviens. Il n'est pas indifférent de noter que les Boliviens ont manifesté leur hostilité à l'exportation du gaz en traitant le président Gonzalo Sánchez de Lozada de « vendeur de la patrie ».

Parallèlement à leurs revendications contre la marginalisation économique et sociale des populations autochtones, les protestataires se sont mobilisés contre l'éventuelle adhésion de la Bolivie à la future Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA). Par solidarité, des marchés de La Paz, où s'approvisionne la majorité de la population, ont fermé leurs portes. Pour sa part, la Fédération des producteurs a décidé de freiner l'entrée d'aliments dans la ville aussi longtemps que le gouvernement du président Gonzalo Sánchez de Lozada n'acceptera pas de développer des infrastructures permettant aux Boliviens de bénéficier de leur gaz naturel avant qu'il ne soit exporté au Mexique et aux États-Unis, via un port chilien.

Soumis à une intense pression de la rue, Gonzalo Sánchez de Lozada a d'abord affirmé qu'il ne démissionnerait pas. Promettant, à l'issue d'une réunion avec son cabinet et les chefs de l'armée, de « rétablir l'ordre » et de « mettre en déroute les séditieux », il s'est présenté comme la cible d'une tentative de putsch « financée de l'extérieur » et menée par la gauche autochtone, conduite par les leaders indiens Evo Morales et Felipe Quispe. Figures de proue de la « guerre du gaz », ces deux ex-candidats à la présidence – ils avaient obtenu à eux deux 27 % des suffrages exprimés lors de la présidentielle de juin 2002 – sont connus pour leur antiaméricanisme et leur hostilité à la globalisation. Evo Morales et Felipe Quispe sont en effet des adversaires résolus de l'économie de marché.

Le soutien des États-Unis

Alors que grèves et émeutes ont commencé à paralyser La Paz et plusieurs autres villes du pays – les organisations humanitaires dénombraient au moins 50 morts et près de 200 blessés à la mi-octobre –, le président Sánchez de Lozada, lâché par quatre de ses ministres, ne semblait plus pouvoir compter que sur un durcissement de l'intervention de l'armée et sur l'appui des États-Unis. Ces derniers ont averti, par l'intermédiaire du porte-parole du département d'État, Richard Boucher, que « le peuple américain et son gouvernement appuient le président de la Bolivie démocratiquement élu, Gonzalo Sánchez de Lozada, et ses efforts pour construire un futur plus prospère et juste pour tous les Boliviens ». Un soutien étayé par un ferme avertissement : « La communauté internationale et les États-Unis ne toléreront aucune interruption de l'ordre constitutionnel et n'appuieront aucun régime que feraient surgir des moyens antidémocratiques. » Toujours selon M. Boucher, « la communauté internationale comprend et appuie les intérêts légitimes du peuple bolivien et le prie de les exprimer et de les promouvoir uniquement par des moyens démocratiques et pacifiques ». En offrant ainsi son soutien au président, Washington est devenue partie prenante dans la « guerre du gaz », rejetant implicitement sur l'opposition ethnique et syndicale bolivienne la responsabilité de la crise. L'internationalisation de la crise bolivienne passe aussi par l'Organisation des États américains (OEA), que Condoleezza Rice, conseillère à la Sécurité nationale du président George W. Bush, a invitée à « donner son appui total à l'ordre constitutionnel en Bolivie ».