Chronique d'une guerre annoncée

Désigné par les États-Unis comme la deuxième cible – après l'Afghanistan – de la guerre contre le terrorisme, l'Irak est au cœur d'âpres polémiques entre les partisans de la guerre, conduits par Washington et Londres, et ses opposants, menés par la France, depuis la résolution du 8 novembre 2002 réintégrant la crise irakienne dans le cadre onusien.

Sur fond de préparatifs militaires, la bataille diplomatique fait rage à l'ONU, où le camp de la paix veut laisser ses chances au processus de désarmement, Américains et Britanniques cherchant à rallier une coalition mandatée par l'ONU autour d'une guerre dont le but avoué est le renversement de Saddam Hussein autant que la neutralisation des armes de destruction massive qui lui sont imputées. Déclenchée le 20 mars, la guerre devra se passer d'une caution de l'ONU, qui sort très affaiblie de cette longue crise.

En finir avec Saddam Hussein

La deuxième guerre du Golfe aura bien lieu, qui terminera le « travail » de la première et en finira une fois pour toutes avec le régime de Saddam Hussein, que George Bush senior avait préféré épargner et que George W. Bush, devenu président des États-Unis dix ans après son père, veut chasser de Bagdad – sa présence étant ressentie comme un défi permanent et attentatoire à la sécurité de l'Amérique et du monde. L'éventualité, certes frappée du sceau d'une détermination américaine renforcée par le traumatisme des attentats du 11 septembre 2001, a vite pris figure de postulat alors que se précisaient la logique et les cibles de la « guerre contre le terrorisme » déclarée par les États-Unis et dont la campagne militaire contre l'Afghanistan, qui devait en déloger en décembre 2001 le régime des talibans et ses protégés d'al-Qaida et placer au pouvoir à Kaboul un gouvernement « ami », était présentée comme le prélude. À la spontanéité de cette opération de représailles, qui bénéficiait de l'aval déclaré ou tacite de la communauté internationale reconnaissant aux États-Unis le droit à la légitime défense exercé contre un pays passant pour le centre nerveux du terrorisme islamiste international, devait en effet succéder une stratégie concertée de l'administration américaine, s'appuyant sur ses idéologues les plus conservateurs pour neutraliser la nébuleuse de forces occultes protégées par une série de pays jugés dangereux par Washington.

« États voyous »

Dès janvier 2002, dans son discours sur l'état de l'Union, le président Bush avait pointé du doigt les pays dits de « l'axe du mal », la Corée du Nord, l'Iran et l'Irak, ce dernier étant présenté comme l'élément le plus nocif d'un trio qui rassemblerait les plus maléfiques des « États voyous » stigmatisés par la précédente administration. Dans la ligne de mire de G.W. Bush et des faucons du Pentagone, qui exercent une influence croissante sur la Maison-Blanche, l'Irak conserverait toute sa capacité de nuisance, servie par des armes de destruction massive dont Saddam Hussein n'aurait jamais cessé la production depuis sa défaite dans la guerre du Golfe de 1991, et constituerait donc une menace pour ses voisins et pour le reste de la planète s'il les mettait à la disposition du terrorisme international. Si Washington n'a pu établir la preuve d'une implication du régime de Bagdad dans les attentats du 11 Septembre, ces accusations récurrentes ont alimenté une rhétorique guerrière qui vaudra à l'administration Bush l'adhésion d'une grande partie de l'opinion américaine, observant avec enthousiasme le déploiement d'un impressionnant dispositif militaire aux portes de l'Irak, pour qui l'année 2002 aura été un long sursis avant une inéluctable confrontation à laquelle le Congrès devait donner son feu vert en août. Restait à convaincre la communauté internationale, et plus particulièrement ses partenaires européens et musulmans, que la fameuse doctrine de « guerre préventive », définie par Washington à partir d'une interprétation plutôt libre de la résolution 1368 de l'ONU du 12 septembre 2001 reconnaissant le droit à la légitime défense contre les auteurs des attentats et ceux qui les soutiennent, pourrait s'appliquer à l'Irak. Consciente des accusations d'unilatéralisme et d'hégémonisme dont elle fait l'objet dans son approche des réalités internationales, en butte à de pesants soupçons concernant les motivations d'une guerre aux forts relents pétroliers, et soucieuse plus prosaïquement de former une coalition dont elle sait pertinemment qu'elle n'aura jamais l'ampleur de celle constituée en 1991 pour chasser les troupes irakiennes du Koweït, l'administration Bush cherchera à doter d'un cadre légal la campagne militaire à venir contre l'Irak. Concédée au secrétaire d'État américain Colin Powell et au principal allié de Washington dans cette crise, le Premier ministre britannique Tony Blair qui prétend alors jouer un rôle de modérateur auprès de Washington, cette démarche légaliste avait abouti, au terme de débats déjà vifs au sein du Conseil de sécurité de l'ONU, à un texte de compromis voté à l'unanimité le 8 novembre 2002, appelant l'Irak à une coopération instantanée et inconditionnelle en vue de son désarmement. Entre-temps, Saddam Hussein, qui continue à défier les Américains en se faisant plébisciter à la présidence irakienne par un référendum le 15 octobre, avait accepté le 17 septembre le retour en Irak des inspecteurs en désarmement de l'ONU qui en avaient été chassés en 1998, espérant ainsi enfoncer un coin dans une coalition aux contours et à la motivation incertains et empêcher, ou au moins repousser, l'échéance d'une offensive militaire. Pourtant, malgré son caractère consensuel dû à un énoncé pour le moins évasif, la résolution 1461 ne devait pas faire illusion longtemps quant à sa capacité à faire revenir les Américains sur leurs positions bellicistes. Élaboré à l'initiative notamment de la France, qui tend dès lors à prendre la tête d'un front antiguerre au Conseil de sécurité dont elle assumera la présidence tournante en janvier 2003, ce texte donnera un droit de regard à l'ONU, mais il n'a aucun caractère dissuasif sur les États-Unis, qui ne tardent d'ailleurs pas à s'en prévaloir pour poursuivre leurs préparatifs militaires et légitimer la guerre annoncée.

Bataille diplomatique

Commence une âpre bataille diplomatique au sein du Conseil de sécurité et dans les couloirs de l'ONU, opposant deux interprétations contradictoires d'une résolution perçue comme une chance de sauver la paix ou comme un feu vert pour lancer la guerre, selon que l'on se trouve à Paris, à Moscou, à Pékin et à Berlin ou à Washington. La Grande-Bretagne, qui ne désespère pas de jeter un pont entre la position inébranlable des États-Unis, apparemment isolés, et celle du front anti-guerre, massivement soutenue par l'opinion internationale, y compris britannique, déploie tous ses efforts en vue de soumettre à l'ONU une « 2e résolution » qui rendrait la guerre acceptable. Mais tandis que la commission d'inspection, de contrôle et de vérification de l'ONU, sous la conduite du Suédois Hans Blix, assisté de l'Égyptien Mohammed el-Baradei, chargé du volet nucléaire du désarmement irakien, reprend du service le 18 novembre 2002 dans les 700 sites d'Irak suspectés d'abriter des armes de destruction massive ou des preuves de la volonté du régime de s'en doter, un compromis semble de plus en plus improbable entre les deux camps : ceux qui, derrière la France, veulent donner toutes leurs chances aux inspections et s'en tiennent au principe du containment, qui verrait Saddam Hussein soumis à un système continu de surveillance, et ceux qui, derrière les États-Unis et la Grande-Bretagne, prônent un ultimatum au maître de Bagdad dont ils veulent en fait le départ. Ce sont deux logiques antagonistes qui s'affrontent au sein du Conseil de sécurité, mettant la diplomatie au service de la paix ou de la guerre. Une guerre que les Américains semblent décidément vouloir, et qu'ils préparent activement, au vu des dizaines de milliers de soldats qui se déploient au Koweït – et il apparaît de moins en moins probable qu'ils les retireront avant d'avoir chassé Saddam Hussein de Bagdad. On ne se pose plus la question de savoir si cette guerre aura lieu, ni même quand, la météorologie imposant aux stratèges américains de déclencher les hostilités au début du printemps, on se demande seulement si elle pourra bénéficier de l'onction de l'ONU. Tous les débats sur le niveau de coopération de Bagdad, plus ou moins active, avec les inspecteurs de l'ONU, au fil des rapports qu'ils présenteront le 15 décembre 2002, le 27 janvier, puis le 7 mars, prennent l'allure de vaines arguties dès lors que les États-Unis considèrent la résolution 1461 comme un compte à rebours vers la guerre, alors que les pays du front anti-guerre y voient un moyen pour l'Irak d'y échapper pourvu qu'il se plie aux exigences de la communauté internationale.

Déclarations martiales

Tandis que les États-Unis multiplient les déclarations martiales, entrant dans une logique de guerre à laquelle G.W. Bush a préparé son opinion dans son discours sur l'état de l'Union, la France émet l'éventualité d'un veto dès le 20 janvier, en marge d'une réunion ministérielle sur la lutte antiterroriste dont elle a eu l'initiative. Radicalisant sa position, elle ne veut pas d'une 2e résolution qui aurait pour seul but de conférer la légitimité de l'ONU à une guerre préméditée, dont l'objectif affiché, après avoir été la neutralisation des armes de destruction massive imputées au régime de Bagdad, se présente comme le renversement de celui-ci afin d'implanter en Irak une démocratie qui, par effet de domino, constituerait un modèle pour une région remodelée et pacifiée. La guerre devrait ainsi laisser place à une pax americana qui n'inquiète pas seulement les voisins de l'Irak, mais aussi tous ceux qui soupçonnent les États-Unis de vouloir faire main basse sur les ressources pétrolières de ce pays, sous-exploitées depuis plus de douze ans en vertu d'un embargo – qui n'en permet l'exploitation et l'exportation que dans le cadre du programme « pétrole contre nourriture », reconduit après de vifs débats en décembre 2002 – et convoitées par les compagnies américaines depuis que les relations se sont refroidies entre Washington et l'Arabie Saoudite, premier pays exportateur.