Bernard Loiseau

Le suicide de Bernard Loiseau à l'âge de cinquante et un ans a profondément bouleversé le monde de la gastronomie. En même temps, les commentateurs se sont longuement interrogés sur ses causes. Anatomie d'un geste comparable à celui de Vatel.

Le suicide de Bernard Loiseau a signé le triomphe paradoxal de la haute gastronomie française. Aussitôt qu'elle a été connue, la mort du grand chef du restaurant La Côte d'Or, à Saulieu, a fait non seulement la une de tous les grands journaux français, et notamment la couverture du plus people des magazines que compte la presse hexagonale, Paris Match, mais aussi celle du New York Times, du Los Angeles Times et même du South China Morning Post à Hongkong. Jamais un événement de ce type n'avait eu un tel retentissement. On était le lundi 24 février, à moins d'un mois du déclenchement de la seconde guerre du Golfe, et alors que le monde était suspendu aux faits et gestes de George W. Bush et de Saddam Hussein, le geste singulier d'un cuisinier français se donnant la mort recevait de la part des médias une couverture équivalente. La personnalité et le talent de Bernard Loiseau y entraient certes pour beaucoup. Mais l'importance accordée à cet événement semblait dépasser la personne même de Bernard Loiseau et signaler que la haute gastronomie, un plaisir réservé pourtant à une toute petite élite, s'était élevée dans la civilisation occidentale d'aujourd'hui au rang d'un art majeur, presque d'une religion. Et que la mort provoquée d'un de ses grands prêtres ne pouvait laisser personne indifférent, même parmi la vaste majorité de ceux qui n'avaient jamais goûté sa cuisine.

Le plus doué de sa génération

Bernard Loiseau a joué un rôle de précurseur dans la haute gastronomie française. Et c'est peut-être de cela qu'il est mort. Il avait commencé cependant sa carrière le plus classiquement du monde, apprenti à dix-sept ans chez les frères Troisgros à Roanne (sa biographie officielle signale cependant deux bacs, « un bac d'eau chaude et un bac d'eau froide »), mais, très vite, il s'était distingué comme l'un des jeunes cuisiniers les plus doués de sa génération. Il devient chef à vingt et un ans (comme d'autres furent généraux à vingt ans), et occupe cette fonction successivement dans deux restaurants parisiens de Claude Verger : La barrière de Clichy et La Barrière Poquelin. En 1975, Claude Verger le nomme gérant du restaurant de La Côte d'Or, dont il lui cède en 1982 les murs et le fond. En dix ans, Bernard Loiseau est devenu le successeur d'Alexandre Dumaine, qui avait fait de ce lieu, à partir des années 1930, un des temples de la gastronomie française. Situé sur la Nationale 6 (surnommé en son temps la « Paris Dumaine »), le restaurant La Côte d'Or est la première étape de la route qui relie la capitale à la Côte d'Azur. Mais avec le développement du transport aérien, le TGV et l'autoroute, Bernard Loiseau doit multiplier les initiatives pour faire vivre un restaurant gastronomique dans une bourgade devenue un peu excentrée – et tout d'abord au niveau culinaire, où sa cuisine épurée, soucieuse à la fois de respecter les produits et d'offrir une gastronomie la plus « légère » possible, en fait pendant toutes les années 1980 et 1990 l'un des cinq chefs français de référence. Ses efforts sont couronnés en 1991 par l'obtention d'une troisième étoile au Michelin, l'hôtel adjacent au restaurant ayant été intégré au réseau des « Relais & Châteaux » en 1985. De nouveaux projets d'investissements conduisent Bernard Loiseau à chercher une formule de financement inédite dans la restauration : le recours au marché. En 1998, le « Groupe Bernard Loiseau S.A. » est introduit sur le second marché de la Bourse de Paris, ce qui permet de rassembler les fonds pour un développement qui va s'effectuer à marche forcée : ouverture en août 1998 du premier des restaurants parisiens, Tante Louise, suivi par Tante Marguerite en juillet 1999 et Tante Jeanne en mai 2000. En même temps, Bernard Loiseau fait restructurer entièrement l'hôtel de La Côte d'Or, en y adjoignant une piscine et un centre de remise en forme dans le dessein d'orienter son groupe dans une direction plus « art de vivre », une orientation prise dès 1995 avec l'ouverture de la « boutique Bernard Loiseau », qui trouve un prolongement électronique avec une boutique en ligne sur le web. Enfin, pour accroître son volume d'affaires, Bernard Loiseau signe deux partenariats avec des industriels, le premier en 1998 pour créer des plats cuisinés au sein de la société Agis, le second en l'an 2000 pour assurer le conseil en restauration du groupe hôtelier suisse Manotel.

De moins bonnes critiques

En même temps qu'il multiplie ainsi les investissements, Bernard Loiseau doit continuer d'attirer une riche clientèle à Saulieu. Le lieu devient un rendez-vous attitré du show-biz qui y séjourne souvent aux frais du restaurateur. C'est la rançon à payer pour continuer de faire exister La Côte d'Or sur la carte des itinéraires gourmands. Trop concentré sur ses investissements et la promotion de son groupe, Bernard Loiseau abandonne-t-il alors un peu les fourneaux ? De moins bonnes critiques commencent à percer dans la presse spécialisée. La rumeur se répand qu'il pourrait perdre sa troisième étoile Michelin en 2003. Il n'en est rien, mais ces mauvais présages interviennent à un moment délicat dans la vie de Bernard Loiseau : son groupe se trouve pour la première fois confronté à une forte baisse de profitabilité, due à l'augmentation des dotations aux amortissements consécutifs à son programme d'investissements. Il doit compter également sur un endettement qui s'élève à trois millions d'euros, pour un résultat net qui tourne autour de 600 000 euros. Et la baisse d'activité due aux préparatifs de la guerre au Moyen-Orient n'arrange rien. Pourtant, il n'était pas dans la nature généreuse de Bernard Loiseau de fuir devant la difficulté et même si son caractère extraverti pouvait masquer une tendance profonde à la dépression, il était tout sauf suicidaire. Alors ? Alors les causes immédiates de son choix sont peut-être à chercher ailleurs, dans une décision à la fois stoïque et altruiste dont un communiqué, publié après sa mort par le conseil d'administration de son groupe, a ainsi rendu compte : « La totalité des emprunts souscrits par le groupe fait l'objet d'une couverture en cas de décès de son fondateur. Cette garantie a été confirmée par les compagnies d'assurances et permettra de désendetter totalement le groupe en 2003. » Bernard Loiseau s'est donné la mort pour que vive son œuvre.