Une grâce et une évidence qui auront été la marque du Maître et Marguerite du Polonais Krystian Lupa, invité au Théâtre national de l'Odéon. Son adaptation du roman de Boulgakov succédait à celle, chic et choc, du directeur de la Volksbühne, le Berlinois Frank Castorf, programmée par la Maison de la Culture de Bobigny. Tels des funambules sur le fil des émotions, une trentaine de comédiens (dont Lupa lui-même) étaient les guides fabuleux de ce spectacle en dix heures, aussi fascinant dans les scènes intimistes que dans les séquences spectaculaires.

Sont encore à citer : le Songe d'une nuit d'été du Polonais Warlikowski au Centre dramatique national de Nice ; Supermarket de Biljina Srbijanovic, mis en scène par l'Allemand Thomas Ostermeier au TNP de Villeurbanne ; ou Tragedia endogonida de Romeo Castellucci, à Paris. Sixième partie d'une suite en neuf épisodes créés chacun dans une ville européenne différente, ce dernier spectacle déroutant rompait avec toutes les habitudes, embrassant en une succession de visions sidérantes mythes et inconscient. Pas de texte, ici, mais des images fortes (des voitures qui chutent sur le sol du plafond, haut de onze mètres) et une bande-son très sophistiquée. Porté par des gestes à la lenteur extrême, le théâtre se faisait ici cérémonial troublant, laissant le spectateur perplexe, en proie à des sensations diffuses, obsédantes, qui reviendraient le hanter longtemps après la fin de la représentation.

Théâtre d'art et création

De même que le Maître et Marguerite, cette production a été présentée au Théâtre national de l'Odéon, décidément haut lieu du théâtre d'art sous la direction de Georges Lavaudant, à qui l'on doit l'une des créations les plus singulières de la saison, El Pelele, de Jean-Christophe Bailly. Construit à partir de tableaux et d'esquisses de Goya, ce parcours initiatique d'un jeune homme, guide du géant mythologique Orion qui se perd dans la grande ville, tenait autant du conte philosophique que de la rêverie poétique. Parmi les autres productions de l'Odéon, il faut retenir le Dépeupleur de Beckett, habité par Serge Merlin, et les Barbares de Gorki, sortis de l'oubli par Patrick Pineau, comédien complice de Lavaudant et metteur en scène de cette saga de la vie de province dans la Russie du xixe siècle. De quoi réconforter ceux qui s'inquiètent de l'état de la création en France. Si la Comédie-Française a marqué le pas, alternant réussites (les Papiers d'Aspern par Jacques Lassalle au Vieux-Colombier, Papa doit manger de Marie N'Daye, mis en scène par André Engel dans la salle Richelieu) et productions médiocres (la Nuit des rois de Shakespeare par Seweryn), le Théâtre de la Ville a invité à l'enchantement avec Mangeront-ils ? d'Hugo, mis en scène par Benno Besson dans les décors magiques de Jean-Marc Stehlé. Au Centre dramatique national de Gennevilliers, Bernard Sobel a associé en un audacieux diptyque, Peut-on tout dire ?, une œuvre chinoise du xiiie siècle – Le seigneur Guan va au banquet –, et une tragédie grecque – les Sept contre Thèbes – pour traiter de la guerre et de la façon de répondre à sa menace. À la Maison de la Culture d'Amiens, Jacques Osinski a éclairé d'un regard tendre-amer la tragédie du Richard II de Shakespeare. Au Théâtre national de Bretagne, à Rennes, la « Baraque Dromesko » a mis en rêverie l'écriture de Serge Valetti, tandis que Stanislas Nordey faisait imploser l'univers de Feydeau avec une Puce à l'oreille joyeusement cauchemardesque. Au Théâtre national Sorano, à Toulouse, Jacques Nichet a réveillé la mémoire des soldats russes morts en Afghanistan avec les Cercueils de zinc, pendant que, au Centre dramatique national de Besançon, Sylvain Maurice adaptait pour le théâtre l'Adversaire d'Emmanuel Carrère, et que, au Centre dramatique régional de Lorraine, à Thionville, Stéphanie Loïk abordait avec Pit-bull, de Lionel Spycher, la question des jeunes des banlieues sur les rythmes du hip-hop.

L'aventure exemplaire du Théâtre national de la Colline

Et puis, bien sûr, il y a le Théâtre national de la Colline qui, d'année en année, poursuit à Paris son exploration exemplaire des voies de la création contemporaine. On l'a vu avec les Prétendants de Jean-Luc Lagarce, racontant une journée dans une institution théâtrale de province, à l'heure de son changement de directeur. Sur le fil d'une écriture extraordinairement tricotée, la pièce plonge au cœur de la France profonde de la culture et des rapports ambigus qu'elle entretient avec les artistes et les responsables institutionnels – Ville, État, Régions, etc. Écrite en 1992, elle n'avait jamais été jouée. Jean-Pierre Vincent lui a donné vie avec une distribution férocement allègre, soulignant l'acuité de son actualité. Le syndicat de la critique dramatique ne s'y est pas trompé : il lui a décerné son grand prix 2003.