Journal de l'année Édition 2004 2004Éd. 2004

Déception en revanche pour le troisième ouvrage scénique de Philippe Manoury (1952), la Frontière. Composée dans le cadre d'une résidence au Carré Saint-Vincent d'Orléans, l'œuvre adopte la forme d'un opéra de chambre. Las, le compositeur s'appuie sur un texte de Daniela Langer qui découle d'un Maeterlinck archaïsant et qui laisse dubitatif. Économe et efficace, la scénographie conçue par Yoshi Oïda se réduit à un simple quadrilatère à trappes métalliques dissimulant des accessoires qui situent l'action. Il est difficile de juger de la qualité des chanteurs dans ces pages qui laissent peu de place à la vocalité.

Autre rendez-vous marquant, la création au Festival de Salzbourg puis au Festival Musica de Strasbourg de la pénultième scène de Sonntag aus Licht, ultime journée du cycle d'opéras Licht que Karlheinz Stockhausen (1928) a commencé en 1977. Écrite pour huit voix et synthétiseur, Düfte-Zeichen est un concentré des sept jours du cycle. Solos, duos et trios s'enchâssent, soutenus par des sonorités d'orgue, le tout égrenant les jours de la semaine jusqu'à ce qu'Eva, la mère originelle, rejoigne l'assemblée pour une prière à Michael, l'homme positif invoqué comme l'enfant Dieu. On sait depuis 1950 combien Stockhausen possède l'art de la voix. Ici, impossible de résister à la diversité des modes d'expression, au traitement du verbe, à la magnificence de l'entrelacs de la polyphonie.

Parmi les autres créations marquantes, trois œuvres de Suzanne Giraud (1958) annonciatrices de l'opéra qui sera créé en octobre prochain, un douloureux cycle de quatre mélodies pour baryton et piano, le Bel Été, sur le poème éponyme d'Yves Bonnefoy ; un brillant recueil de douze pièces pour clarinette et violoncelle Duos pour Prades en hommage au fondateur du Festival de Prades, le violoncelliste Pablo Casals, et à son actuel directeur, Michel Lethiec ; le ludique et complexe Envoûtements VI pour percussions créé au Festival Musica par les Percussions de Strasbourg. Sans oublier le concerto pour trompette et orchestre de l'Argentin Martin Matalon (1958), Trame V, page dont chaque partie est placée sous le signe d'une sourdine qui octroie au soliste autant de couleurs inédites, Matalon jouant délicatement de la masse des couleurs et des timbres de son orchestre, dont il dispose tel un peintre de sa palette.

Des compositeurs de cette envergure incitent à l'optimisme quant à l'avenir de la création et à la pérennité de son sens étymologique. Surtout lorsque l'on écoute à côté l'œuvre d'un Krzysztof Penderecki, qui, à l'occasion de ses soixante-dix ans, a été célébré partout dans le monde tel un démiurge, alors que l'on ne peut que constater combien ce musicien, conforté par la notion de rentabilité et par l'aisance matérielle, se fourvoie en optant pour la facilité.

Heurs et malheurs

Parmi les productions marquantes de l'Opéra de Paris, les Boréades de Rameau, qui, pour son entrée à Garnier, ont dû une fois de plus subir le mauvais sort qui s'acharne sur elles depuis 1764, puisqu'une panne de secteur en a interrompu à deux reprises le déroulement. En outre, William Christie poussa tant ses Arts florissants à la virtuosité que les approximations ont été nombreuses, et l'acidité des cordes propre aux ensembles baroques a gommé la dimension prophétique de l'ouvrage. Côté distribution, la perfection a été quasiment atteinte, le seul bémol étant la prestation de Barbara Bonney, peu à l'aise dans le rôle d'Alphise. Reste la mise en scène de Robert Carsen, que l'œuvre n'a pas particulièrement inspiré.

Autre ouvrage depuis longtemps attendu, Guillaume Tell de Rossini, qui n'avait pas été donné depuis trois quarts de siècle à l'Opéra de Paris – pour lequel le compositeur italien a pourtant composé cet ultime ouvrage scénique. Cette production ne peut hélas convaincre le public contemporain de la viabilité de cet archétype d'un genre que l'on essaie régulièrement de remettre au goût du jour. La mise en scène de Francesca Zambello ne fait que souligner cette obsolescence. La vision désuète de l'Américaine interroge, car tant de kitsch conduit à se demander si elle a joué la carte du suranné ou si elle n'a su que faire de l'ouvrage. Mais Zambello atteint les sommets de la banalité dans le Trouvère de Verdi, où elle sombre carrément dans le ridicule, avec ce décor de science-fiction venu de quelque Planète des singes. Mais le spectacle a heureusement été sauvé par Roberto Alagna, qui, après un premier acte en demi-teinte, s'est montré d'une aisance à couper le souffle, et par Zelico Lucic, de loin le plus crédible – sans doute parce que arrivé au tout dernier moment. Richard Strauss a en revanche été particulièrement choyé en fin d'année sur les deux scènes de l'Opéra de Paris. Tout d'abord à Bastille, avec Salomé mise en scène par Lev Dodin, qui s'impose ici comme un grand directeur d'acteurs et un fin analyste de la psychologie humaine. Sa princesse de Judée est un être mi-enfant mi-femme qui casse son jouet, objet de ses désirs charnels dont elle n'a pas encore pleinement conscience alors même qu'elle découvre l'amour. Jochanaan, prophète empli de l'illumination divine, est la victime expiatoire de ce passage de l'enfance au premier âge adulte. Tous les personnages sont repliés sur eux-mêmes, indifférents aux événements et au monde qui les entoure – à l'exception d'Hérode, que les rumeurs de l'épopée messianique inquiètent pour lui-même. Chris Merritt est un Hérode impressionnant, Anja Silja, inoubliable Salomé de Wieland Wagner, est une Hérodiade décadente à souhait, Falk Struckmann un Jochanaan engoncé dans ses convictions. Mais c'est sur les magnifiques épaules de Karita Mattila que repose l'essence de la production. Port impérial, actrice de premier ordre, la soprano finlandaise, qui fait ici une extraordinaire prise de rôle, est tout simplement la jeune princesse de Judée. À Garnier, c'est Ariane à Naxos, qui fait un retour remarqué à l'affiche de l'Opéra de Paris dix-sept ans après sa dernière apparition à Favart. La vision de Laurent Pelly, téméraire quant à la forme mais respectueuse quant au fond, permet à la musique d'atteindre son équilibre grâce à une vision de théâtre sur le théâtre conforme à la volonté des auteurs. L'émotion, la grâce, l'humour, la farce, la vie animent cette production où l'on retrouve avec joie Natalie Dessay en Zerbinetta, qui revient en beauté après son accident vocal qui l'a tenue éloignée de la scène pendant plus d'un an. On aura remarqué également la superbe prestation de la jeune mezzo-soprano Sophie Koch.

Luciano Berio (1925-2003)

Mort à Rome le 27 mai 2003 à l'âge de soixante-dix-sept ans, Luciano Berio était l'un des rares compositeurs de la génération des années 1920 à faire l'unanimité. Créateur parmi les plus féconds et célébrés du dernier demi-siècle, chantre de la pluralité, il était rapidement devenu l'une des figures tutélaires de la musique d'aujourd'hui. Des traditions extra-européennes jusqu'au jazz et aux musiques rock, ses emprunts aux cultures du monde ont été multiples et ont participé sans ambiguïté à son écriture virtuose. Né le 24 octobre 1925 à Oneglia (Ligurie), Berio a été pendant plus de quarante ans le chef de file de la musique italienne. Après avoir fondé au début des années 1950, avec Bruno Maderna et Luigi Nono, le Studio di fonologia musicale de la RAI de Milan, où il signa l'un des premiers chefs-d'œuvre de la musique électroacoustique, Thema (Omaggio a Joyce), il avait introduit l'ordinateur à l'Ircam, créé en 1976 à Paris par Pierre Boulez dont il a été l'un des tout premiers collaborateurs. Il s'enorgueillissait pourtant de persister à écrire à la table, et de ne considérer l'informatique que comme élément susceptible d'enrichir la palette sonore. La voix était l'un de ses modes d'expression privilégiés, « instrument naturel » dont il a pu étudier toutes les capacités avec sa première femme, Cathy Berberian, pour qui il composa des œuvres admirables, et qu'il a su exploiter dans des partitions sur des textes de ses amis, notamment Umberto Ecco, dont l'Œuvre ouverte a marqué son esthétique personnelle. « Je suis contre la notion d'œuvre objet fini, disait Berio. Une œuvre est un signal sur un parcours, comme une étape à Rome au cours d'un voyage de Paris à Pékin. » C'est ce besoin de « balises » qui le conduisait à se retourner sur les musiques du passé. Après avoir longtemps estimé qu'écrire un opéra était l'acte le plus réactionnaire, il avait fini par se lancer au début des années 1980 dans l'écriture de grandes partitions scéniques. « On ne peut plus raconter d'histoire à l'Opéra, soutenait Berio. Brecht, qui ne comprenait rien à la musique, a su percevoir que si l'on veut éviter le grotesque d'une situation à l'opéra, par exemple un personnage qui meurt en chantant, il faut que le public chante avec lui. »