Journal de l'année Édition 2004 2004Éd. 2004

Dans la réalisation de Patrice Caurier et Moshe Leiser, le premier ouvrage souligne les mérites du théâtre de troupe. Il résulte en effet d'un travail de longue haleine qui a permis aux deux metteurs en scène de réussir la gageure d'imposer une vraie direction d'acteur à un Opéra pourtant réputé réfractaire au théâtre, mais ici remarquablement servi par la cohésion entre solistes, chœur et orchestre qui, tous, chantent dans leur jardin. En outre, côté voix, la continuité de la tradition de l'école russe du chant semble assurée, les aînés, toujours en forme, passant le relais à de jeunes artistes que le Mariinski, sous l'impulsion de Valeri Gergiev, semble attirer à foison.

Le Démon de Rubinstein (1829-1894) n'a été présenté qu'une seule fois en France, en 1911, au Théâtre Sarah-Bernhardt. Rubinstein était un immense pianiste, comparable à un Liszt ou à un Busoni. Il est aussi le fondateur du Conservatoire de Saint-Pétersbourg, premier centre de pédagogie musicale de l'histoire de la Russie. Compositeur russe de culture occidentale, il refusait la singularité slave, au point de rejeter Glinka et, surtout, le groupe des Cinq, qui le lui rendra bien, au profit de son élève Tchaïkovski. Cet « opéra féerique » est le reflet de l'éclectisme de ce compositeur dont l'influence se porta jusqu'en Occident. Touffue mais frémissante, l'orchestration évoque Schumann et Wagner. On décèle aussi des tournures annonçant Tchaïkovski. Adapté de Lermontov, le livret conte l'histoire du diable à qui la rédemption est promise s'il tombe amoureux d'une jeune femme prête à s'offrir à lui. Malgré son désir de bonté, il ne peut résister à sa nature maléfique. L'élue meurt sans avoir rien concédé, condamnant ainsi le diable à l'errance éternelle. La mise en scène de Lev Dodin ne sert pas l'ouvrage, se contentant d'une mise en place de masses chorales qui se meuvent tels des soldats de plomb dans une scénographie granitique. La distribution est dominée par l'excellent baryton Evgueny Nikitin, et, surtout, par la splendide Marina Mescheriakova.

Cette Saison russe s'achevait sur une Fiancée du tsar de Rimski-Korsakov produite par le Grand-Théâtre de Bordeaux qui s'est révélée particulièrement décevante. Si bien que l'événement lyrique régional est venu de Toulouse, avec une production extraordinaire de tension et de vérité théâtrale de Lulu d'Alban Berg qui, depuis la version historique de Pierre Boulez et Patrice Chéreau à Garnier (1979), n'a connu en France de lecture plus aboutie que cette vision d'un érotisme exacerbé proposée par Pet Halmen. Ce dernier a placé l'action au cœur d'un vaste amphithéâtre de faculté de médecine. Brutale, l'atmosphère de cette Lulu met singulièrement en relief l'univers glauque auquel se confronte Lulu, être pur que seuls le regard et la concupiscence des hommes corrompent. La distribution de chanteurs-acteurs donne à ce spectacle une grandeur unique. On retrouve en effet quelques vieux routiers, comme Franz Mazura, aujourd'hui Schigloch, hier Dr Schön de Boulez et Chéreau, Wolfgang Schöne, qui campe le Dr Schön partout dans le monde, mais aussi Katarine Gœldner, émouvante comtesse Geschwitz, et, surtout, Marisol Montalvo, à la voix aussi souple que le corps, Lulu mobile et féline, dont la plastique est à la dimension du personnage.

Création

Côté musique contemporaine, l'actualité a été abondante, à défaut d'être consistante, la réussite n'ayant pas toujours été au rendez-vous. Oublions le piètre intérêt de la programmation du festival Présences de Radio France pour nous attacher à la troisième création mondiale en six ans de l'Opéra de Paris, qui a réuni les suffrages avec Perelà, Uomo di fumo de Pascal Dusapin. Pour son quatrième ouvrage scénique, ce compositeur de quarante-sept ans s'est fondu dans le moule de l'opéra traditionnel, en choisissant, contrairement aux précédents, de conter une véritable histoire. En deux heures, autour de la figure christique de Perelà, homme de fumée enfanté par trois mères qui se donne tout entier à l'humanité, cette dernière le payant en retour de son injustice rachetée par l'amour d'une femme, Dusapin sollicite la diversité des sentiments et situations dont dispose le théâtre lyrique, airs, duos, ensembles, scènes, mouvements de foule, etc. Le livret en italien – qu'il a lui-même écrit à partir de Il Codice di Perelà (1911) d'Aldo Palazzeschi – a suggéré au compositeur un orchestre doué d'une vie autonome. Il émane de l'ouvrage autant d'onirisme que de jouissance sonore, une écriture vocale qui ne joue jamais contre le chanteur. La lecture qu'en a faite le metteur en scène Peter Mussbach instille à la belle figure de Perelà une présence singulièrement humaine, tel un Jacques Tati éperdu restant accroché à sa valise comme à une bouée, sans doute conscient de n'être que de passage.