Journal de l'année Édition 2004 2004Éd. 2004

La Fondation Maeght proposait au public estival de Saint-Paul-de-Vence une grande exposition sur « La Russie et les avant-gardes » (2 juillet-5 novembre). On se rappelle, il y a quelques années déjà, le succès public de l'exposition organisée au Musée de Nantes sur un sujet similaire, mais, malgré son titre, les avant-gardes, suprématistes et constructivistes, restaient peu présentes. Ce n'est pas le cas de la somptueuse exposition organisée par Jean-Louis Prat qui offre au public une série impressionnante de chefs-d'œuvre de Nathalie Gontcharova, Kazimir Malevitch, El Lissitsky, et d'autres artistes moins connus, voire jamais vus en France. On y découvre un milieu artistique d'avant la révolution en totale ébullition, profondément marqué par l'esprit de l'utopie et les mouvements picturaux européens (fauvisme, cubisme et futurisme), dont le vocabulaire et les ruptures sont assimilés avec une rapidité déconcertante. C'est dans la tension, très fertile, entre le désir de se frotter à la modernité occidentale et celui de préserver une identité culturelle russe ou orientale, que se crée en une vingtaine d'années stratégiques (1905-1925) un ensemble d'œuvres à la modernité très haute en couleur. On découvre ainsi, tout au long de ce parcours, combien les artistes russes cherchent à repenser entièrement les fonctions de la représentation plastique tout en puisant dans la force primitive d'un art populaire, autochtone (intérêt renouvelé pour l'art des icônes, pour l'estampe populaire, l'art de la rue et des colporteurs). C'est, dans les deux cas, la simplification géométrique des volumes qui l'emporte, menant les peintres d'un héritage cézannien jusqu'aux formes les plus radicales du suprématisme de Malevitch, un Carré noir sur fond blanc (1915), par exemple. Là, l'art de l'icône se défait définitivement de la représentation figurative du divin pour accéder, dans l'immédiateté de la forme primaire et l'infini du blanc, à une dimension supérieure, accessible à l'œil humain. Le peintre y déclare la naissance d'un nouveau monde, le « monde sans objet » de la « pure sensibilité ». La puissance radicale de ces formules va séduire, très vite, de nombreux artistes russes (Popova, Rodtchenko, Lissitsky) avant que ne s'opposent rapidement deux camps, suprématisme d'un côté, prônant une lecture plus spirituelle et plastique de l'œuvre, constructivisme de l'autre, mettant l'art et sa « culture des matériaux » au service de la révolution communiste. Rapidement, le clan des constructivistes, aidé par le pouvoir politique qui se met en place, impose la disparition de l'autonomie des arts au profit d'un productivisme où l'artiste-ouvrier nourrit le progrès de la production industrielle ou de la propagande (ainsi des somptueuses affiches et des photomontages de Rodtchenko). Malevitch se voit dans l'obligation d'abandonner, dans les années 1927-1930, son vocabulaire géométrique de croix, carrés et cercles, jugés trop gratuits voire spiritualistes, au profit d'une figuration stylisée qui annonce déjà la mise en pièces de l'avant-garde sous la brutalité stalinienne.

C'est moins au développement qu'aux sources de l'abstraction que le musée d'Orsay consacrait, en fin d'année (5 novembre-22 février), une importante exposition. Privilégiant le dialogue arts et sciences, aux dépens d'une interprétation spiritualiste (elle aussi décisive dans les premiers pas de l'art non figuratif), l'exposition « Aux origines de l'abstraction, 1800-1914 » proposait au public un florilège de tableaux modernes, de Friedrich et Turner à Kupka, Delaunay ou Kandinsky. Ouvrant avec Goethe, le poète romantique mais aussi auteur d'un important traité des couleurs publié en 1810, cette archéologie de l'abstraction montre combien les pionniers de cette « peinture pure », loin de s'arracher au réel, plongent dans la vibration du monde, celle de la lumière mais aussi celle du son, pour ne plus faire du tableau qu'une symphonie de couleurs et de lignes : une exposition lumineuse sous les verrières d'Orsay.