Journal de l'année Édition 2003 2003Éd. 2003

Le terrorisme d'État en procès à La Haye

Au moment où le terrorisme d'Al-Qaida est érigé en fléau mondial, et alors que des polémiques naissent au sujet du type de justice à appliquer aux membres de ce réseau prisonnier des Américains, s'ouvre à La Haye le procès d'un autre terrorisme – d'État celui-là — incarné par Slobodan Milosevic. Le parallèle n'est pas que conjoncturel tant, en matière de justice, le mal et son traitement paraissent intimement liés.

Défait aux élections législatives d'octobre 2000, arrêté à Belgrade en avril 2001 puis transféré à La Haye en juin de la même année, Slobodan Milosevic comparaît, à partir du 12 février 2002, devant le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY). Il y est inculpé, depuis octobre 2001, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité pour les exactions commises sous son autorité par les forces serbes en Croatie, en 1991 et 1992. Depuis mai 1999, il est accusé des mêmes crimes pour les opérations conduites au Kosovo en 1999. Il est de plus inculpé, depuis novembre 2001, de crime de génocide pour la campagne d'épuration ethnique menée par les Serbes en Bosnie de 1992 à 1995. Dans ce dernier cas, Slobodan Milosevic est accusé d'avoir « planifié, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter la destruction, en tout ou partie, des groupes nationaux, ethniques, raciaux ou religieux musulmans et croates de Bosnie, comme tels ».

Un ordre mondial gouverné par le droit

« Aujourd'hui, comme jamais auparavant, nous voyons la justice internationale en action », affirme le procureur du TPIY, Carla Del Ponte, dans sa déclaration préliminaire. L'ancien président yougoslave est le premier chef d'État à répondre de crimes perpétrés contre son peuple. Et l'événement fera certainement date, comme l'a fait le précédent historique du procès des dirigeants nazis à Nuremberg, en 1945 et 1946, et comme le fera à son tour, en juillet 2002, l'acte fondateur que doit constituer l'entrée en vigueur de la Cour pénale internationale (CPI). La comparution de Slobodan Milosevic devant le TPIY légitime l'existence de ce tribunal spécial créé par l'ONU en mai 1993 – qui se serait discrédité à ne juger que des exécutants –, tout comme elle justifie la création d'un tribunal à compétence universelle – si Slobodan Milosevic peut être jugé, pourquoi pas les autres dirigeants criminels de par le monde. Le procès qui s'ouvre à La Haye contribue ainsi à l'émergence d'un ordre mondial gouverné par le droit, non pas le droit des États ni même seulement le droit international, mais aussi et surtout cet ensemble de règles universelles réunies sous la dénomination de « droits de l'homme ». Il est d'autant plus déplorable qu'au même moment les États-Unis, qui ont pressé la Yougoslavie de livrer Slobodan Milosevic au TPIY et qui exigent toujours le transfèrement de ses comparses, se rendent coupables d'un déni de justice à l'égard des membres d'Al-Qaida qu'ils détiennent, en niant leur statut de prisonniers et en les vouant à une justice d'exception.

Car l'homme possède des droits, qu'il soit new-yorkais ou taliban, qu'il s'appelle « Muhamed Hazdarevic, 52 ans, blessé par balles dans le dos et à la poitrine en voulant cultiver un carré de légumes à Slatinski Put 5, au nord de Sarajevo, le 25 juin 1993 », l'une des quelque cinquante victimes de snipers répertoriées dans l'acte d'accusation du TPIY, ou qu'il s'appelle Slobodan Milosevic. Le Tribunal a très scrupuleusement veillé aux conditions de déroulement du procès, qui doit durer au moins deux ans, et notamment au respect des droits de la défense. L'accusé, quant à lui, a choisi une stratégie de rupture, conseillé en coulisses par l'avocat Jacques Vergès. Il conteste la légitimité du TPIY et entend assurer seul sa défense. Face à cette attitude, le Tribunal a décidé de s'entourer de trois amici curiae – des « amis de la cour » –, sortes d'experts juridiques de haut rang à l'impartialité garantie, chargés notamment de l'éclairer sur la pertinence juridique des arguments politiques invoqués par l'accusé.

La lutte « antiterroriste » de Milosevic

Slobodan Milosevic dénonce un « procès politique » et s'affiche comme une « victime [qui] se trouve en position d'accusé ». Concernant le conflit du Kosovo, examiné en premier par le Tribunal, il accuse l'Armée de libération du Kosovo et les bombardements de l'OTAN d'être les véritables responsables de l'exode des Kosovars, « baptisé “déportation” ». Il qualifie l'action de Belgrade au Kosovo de « lutte antiterroriste » qu'il rapproche de l'opération américaine en Afghanistan. Et il accuse le Tribunal de viser, à travers sa personne, le peuple serbe. Moins à l'aise, il nie toute participation de la Serbie aux conflits qui ont déchiré la Croatie et la Bosnie-Herzégovine. Mais, exploitant habilement les points faibles des « vainqueurs », il s'étonne d'être accusé de crimes qui remonteraient à l'époque où il était le négociateur reconnu par la communauté internationale des accords de paix de Dayton, et il indique son intention de convoquer à la barre des témoins les dirigeants occidentaux, au premier rang desquels Bill Clinton, Jacques Chirac, Tony Blair, Gerhard Schröder et Kofi Annan. Le Tribunal ne devra-t-il pas aussi, sans renverser l'accusation, relever les failles de l'attitude occidentale à l'égard du drame yougoslave avant 1999, au nom du même droit qui permet aujourd'hui de juger Slobodan Milosevic ?