Le désarmement en trompe-l'œil

Les États-Unis et la Russie ont signé, pour la première fois depuis 1993, un accord de désarmement qui scelle leurs nouvelles relations. Entérinant un état de fait, celui-ci restaure l'image de la Russie et permet aux États-Unis de se consacrer à la lutte contre les nouvelles menaces internationales. Ce triomphe de la realpolitik s'opère au détriment de l'Europe et de la défense des droits de l'homme.

« Enterrer la guerre froide » : tel est l'objectif affiché de l'accord de désarmement nucléaire « historique » qu'ont signé à Moscou, le 24 mai 2002, le président américain George W. Bush et son homologue russe, Vladimir Poutine. L'exhortation prête à sourire, tant la guerre froide a été de nombreuses fois enterrée depuis la chute du mur de Berlin, en novembre 1989. C'est d'ailleurs symboliquement par la capitale allemande que le président américain a entamé sa tournée européenne qui devait ensuite le conduire à Moscou. Devant le Bundestag, le 23 mai, il a déclaré en substance qu'après les combats contre le nazisme et le communisme, la lutte contre le terrorisme était le prochain enjeu auquel les États-Unis et les Européens – Russie incluse cette fois-ci – allaient être associés. Le président russe n'avait pas dit autre chose, à cette même tribune, quelques jours après les attentats du 11 septembre, en affirmant : « Nous ne nous sommes pas libérés de stéréotypes et de clichés issus de la guerre froide. Mais la guerre froide est terminée. [...] Le monde est devenu beaucoup, beaucoup plus compliqué. »

Désarmer selon ses besoins

En cours de négociation depuis cinq mois, l'accord signé par les présidents Bush et Poutine est le plus ambitieux jamais conclu par les deux plus grands États nucléaires du monde. Il prévoit de diminuer d'environ des deux tiers, sur dix ans, le nombre de têtes nucléaires stratégiques opérationnelles possédées par chacun des deux pays, qui s'élève aujourd'hui à quelque 6 000 ogives. Les traités de réduction des armements stratégiques Start I et Start II, signés en 1991 et 1993, devaient en principe laisser aux États-Unis et à la Russie, à l'échéance prévue de 2003, entre 3 000 et 3 500 têtes nucléaires. Contrairement aux précédents, le traité signé le 24 mai, qui n'aurait été qu'un simple accord sans l'insistance des Russes, tient en trois pages. Plus qu'un traité de désarmement nucléaire entre deux adversaires, il constitue un cadre à la liberté de deux alliés de désarmer selon leurs besoins : les têtes nucléaires concernées pourront être détruites ou stockées. Le montant du budget de la Défense de la Russie – 5 milliards de dollars, à comparer aux 380 milliards de dollars du budget militaire américain – ne permet pas à Moscou d'entretenir des forces de dissuasion nucléaire surdimensionnées. Les Américains, quant à eux, lorgnent vers des technologies beaucoup plus sophistiquées pour pallier la faillite des règles jusque-là admises de la dissuasion et faire face aux nouveaux défis que représentent à leurs yeux le danger terroriste et la menace des « États voyous » nés de la prolifération nucléaire. Le très onéreux bouclier antimissile en cours de développement constitue l'une de ces réponses.

Le désarmement occupe désormais une place accessoire dans la « nouvelle relation stratégique » entre les États-Unis et la Russie définie dans la déclaration commune signée à Moscou par George W. Bush et Vladimir Poutine en plus du traité nucléaire. Ce texte établit entre les deux pays un « partenariat » qui vise notamment à « faire progresser la sécurité, la stabilité et l'intégration économique », à « affronter ensemble les défis globaux » et à « aider à résoudre les conflits régionaux ». Dans ce cadre, Washington et Moscou, « déjà alliés dans le combat contre le terrorisme international », sont convenus de poursuivre leur coopération en Afghanistan et de l'étendre « en Asie centrale et dans le Caucase méridional ». Cette zone d'influence autrefois exclusivement russe comprend la Tchétchénie, la mer Caspienne et ses enjeux pétroliers ainsi que la Géorgie, où des instructeurs américains forment déjà les troupes locales à la lutte contre le « terrorisme ».

La Russie dans la « cour des grands »

Cette nouvelle alliance russo-américaine maintient la Russie dans la « cour des grands » et replace l'héritière de l'URSS sur un pied d'égalité avec les États-Unis, non plus dans un face-à-face mais côte à côte. En plus de bénéfices politiques, la Russie espère tirer de cette position de substantiels avantages financiers – un des points annexes de la déclaration commune concerne son adhésion à l'OMC. Tirant un trait définitif sur la guerre froide, les États-Unis, de leur côté, adaptent leur rôle de gendarme du monde à la conjoncture en y associant leur adversaire d'hier qui n'a plus grand-chose à leur refuser – Moscou a ainsi fait preuve d'une grande discrétion au sujet de la sortie des États-Unis du traité ABM, qui sera effective en juin. Les droits de l'homme font quelque peu les frais de cette convergence dans la lutte contre le terrorisme international. Si les droits des minorités ont été évoqués par George W. Bush au sujet de la Tchétchénie, la situation intérieure de la Russie, où la démocratie souffre encore de nombreuses entraves, n'a fait l'objet d'aucun commentaire particulier. Quant à l'Europe, autrefois au centre de la rivalité entre les deux grands, elle apparaît aujourd'hui en marge de leur alliance, réduite au rôle de figurante. Cela constitue un bienfait pour sa tranquillité et un coup dur pour son influence.