Journal de l'année Édition 2003 2003Éd. 2003

Des Français dans le chaudron pakistanais

L'attentat de Karachi montre que les États-Unis ne sont pas l'unique cible du « terrorisme international » et que le Pakistan voisin d'un Afghanistan aujourd'hui « pacifié » abrite des groupes extrémistes très actifs en dépit de sa politique antiterroriste affichée.

En avril, l'explosion d'un camion devant la synagogue de Djerba, en Tunisie, avait causé la mort de plusieurs touristes allemands. Après que les autorités tunisiennes eurent finalement entériné la thèse de l'attentat, la piste Al-Qaida avait été évoquée, provoquant l'irruption du terrorisme islamiste sur la scène allemande. Le 8 mai, un autre acte terroriste a tué quatorze personnes, dont onze Français, à Karachi. Une voiture piégée a percuté un car de la marine pakistanaise dans lequel avaient pris place des ingénieurs et techniciens français qui venaient de quitter leur hôtel. Employés de la direction de la construction navale de Cherbourg dépendant du ministère de la Défense, ceux-ci travaillaient à la base navale de Karachi dans le cadre d'un contrat de vente de sous-marins français au Pakistan.

L'hypothèse Al-Qaida

Cet attentat est le troisième qui vise des étrangers au Pakistan en peu de temps. En janvier, le journaliste américain du Wall Street Journal, David Pearl, avait été enlevé à Karachi avant d'être assassiné par ses ravisseurs ; et en mars, un attentat suicide avait fait cinq morts dans le temple protestant du quartier diplomatique d'Islamabad, tuant une diplomate américaine et sa fille. Cette fois, il ne s'agit plus d'Américains, mais de Français. Ainsi la France renoue-t-elle à son tour avec la menace terroriste. Paris – après Berlin – qui s'était simplement montré jusque-là « solidaire » des États-Unis, se trouve en effet directement confronté, pour la première fois depuis le 11 septembre 2001, au terrorisme islamiste. Car l'hypothèse de la responsabilité du réseau Al-Qaida d'Oussama Ben Laden dans l'attentat de Karachi est défendue par la police pakistanaise comme par les autorités militaires françaises. La France était-elle expressément visée ? Rien ne permet de l'affirmer. Les auteurs de l'attentat ont certainement agi en fonction de la vulnérabilité d'une cible représentée par des ressortissants étrangers dépourvus de protection particulière et se déplaçant à heure fixe entre leur hôtel et leur lieu de travail. Que ceux-ci aient été occidentaux et citoyens d'un pays membre de la coalition antiterroriste internationale était suffisant. Qu'ils aient de plus participé à l'amélioration de l'arsenal militaire d'un État récemment rallié à la cause américaine augmentait encore la charge symbolique de l'attentat. Car celui-ci, probablement exécuté par des extrémistes pakistanais liés de près ou de loin à Al-Qaida, visait autant l'Occident que le régime même du président Pervez Moucharraf.

Les mouvements islamistes extrémistes se sont multipliés au Pakistan ces dernières années grâce à la bienveillance – voire à l'aide – de l'armée et des services spéciaux. Ils fournissaient un vivier de « soldats de l'islam » prêts à intervenir dans les conflits à fort substrat religieux qui agitent l'Afghanistan ou le Cachemire. Les entrepreneurs fortunés du grand port du Sud financent notamment les 845 écoles coraniques de la ville qui enseignent à quelque 225 000 étudiants une interprétation rigoriste du djihad, qui le réduit à un combat à mort contre les ennemis de l'islam, sur fond de lutte « sectaire » entre sunnites et chiites. Ces madrasa et les mosquées qu'elles alimentent sont intimement liées aux mouvements extrémistes. La position d'Islamabad à leur égard a sensiblement évolué à la suite des attentats du 11 septembre et de l'intervention américaine en Afghanistan. Le président Moucharraf a vu dans son ralliement à la lutte antiterroriste l'occasion d'ouvrir son pays à l'Occident tout en imposant son pouvoir sur l'armée et les services spéciaux, qui demeurent les piliers du régime pakistanais.

En janvier, il a annoncé une série de mesures visant à renforcer le contrôle de l'État sur l'activité des madrasa et des mosquées. Par ailleurs, cinq groupes extrémistes engagés dans le djihad ont été interdits. La dissolution de ces mouvements, associée au retour d'Afghanistan des combattants pro-talibans et à la fermeture des camps d'entraînement, a conduit à une dispersion des djihadistes en groupuscules plus difficiles à détecter. Une aubaine pour Al-Qaida... Rien ne dit, par ailleurs, que certains secteurs de l'armée ou des services spéciaux ne continuent pas à jouer leur jeu personnel sur l'échiquier politique. Le Pakistan est un chaudron et l'attentat de Karachi n'est certainement pas le dernier du genre.

La maîtrise retrouvée du domaine réservé

Cet attentat a donné l'occasion au président Jacques Chirac, tout juste réélu, de montrer qu'il avait retrouvé l'entière maîtrise de son « domaine réservé ». Ainsi, c'est « à la demande du chef de l'État » que la nouvelle ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, a été envoyée au Pakistan. Le 13 mai, lors des obsèques des onze victimes à Cherbourg, le président Chirac a trouvé des accents dignes de son homologue américain pour affirmer : « Il ne peut y avoir de sanctuaire pour les terroristes. C'est un combat que nous avons engagé et que nous poursuivrons sans relâche, en France et à l'étranger. [...] Ce combat, c'est celui de la démocratie et de la liberté. C'est celui de la France, de l'Europe, des États-Unis et de leurs alliés. »