Les Brigades rouges hors saison

Les Brigades rouges sont réapparues sur la scène publique italienne à l'occasion du conflit, certes syndical, mais avant tout politique, qui mobilise tous les opposants au gouvernement de Silvio Berlusconi contre le projet de réforme du statut des travailleurs. Leur lutte n'est pourtant plus en phase avec les nouveaux axes de protestation de la société italienne.

Le 19 mars 2002, le professeur Marco Biagi a été tué par trois hommes armés alors qu'il rentrait chez lui, à Bologne, après une journée de cours à l'université de Modène où il enseignait le droit du travail. Il ne disposait d'aucune protection particulière en dépit des menaces de mort qu'il avait reçues. Cet universitaire avait autrefois été proche de la coalition de centre gauche de l'Olivier. Aux affaires de 1996 à 2001, celle-ci a cédé la place à l'union des droites dirigée par Silvio Berlusconi. Quelques mois avant son assassinat, Marco Biagi s'était rapproché du nouveau pouvoir, devenant le principal conseiller du ministre des Affaires sociales, Roberto Maroni, l'un des fondateurs de la Ligue du Nord. L'escorte policière fournie à Marco Biagi lui avait été retirée en décembre dernier à la suite de l'entrée en application d'un plan de redéploiement des policiers au profit de la lutte contre la petite délinquance. Le gouvernement savait pourtant que le professeur était menacé. Le secrétaire d'État au Travail, Maurizio Sacconi, avait demandé aux journalistes, quelques semaines avant l'assassinat, de ne pas nommer le conseiller du ministre dans leurs articles sur le conflit social en cours : « Si vous citez Marco Biagi, vous le condamnez à mort », avait-il prévenu.

Le rebond spectaculaire des syndicats

Le professeur Biagi était indirectement à l'origine de ce conflit social. C'est lui qui avait préconisé la suppression de l'article 18 du statut des travailleurs, objet de l'intense polémique qui oppose depuis lors le monde syndical au gouvernement. Sous la pression de l'association patronale de la Confindustria, l'un de ses plus fidèles soutiens électoraux, Silvio Berlusconi a fait de l'abolition de cet article 18 le symbole de sa politique sociale. Le pouvoir pas plus que l'opposition ne s'attendaient à une réaction aussi vive de la part du monde du travail. Un pourcentage non négligeable de travailleurs n'avait-il pas voté, quelques mois plus tôt, pour les partis de la droite populiste et antisyndicale ? La popularité de Silvio Berlusconi dans les sondages n'était-elle pas à son zénith ? L'opposition de gauche, contestée par les intellectuels et nombre de ses électeurs, n'était-elle pas promise à une longue traversée du désert ?

Voilà pourtant des semaines que la résistance à l'abolition de l'article 18 fournit au monde syndical l'occasion d'un rebond spectaculaire. Le 23 mars, une manifestation nationale contre le projet gouvernemental, organisée à l'appel de la puissante centrale CGIL, a mobilisé quelque 3 millions de personnes, offrant au pays son plus grand rassemblement de rue depuis la Libération. Le 16 avril, une grève générale sans précédent depuis 1982 a paralysé le pays. En quelques semaines, le secrétaire de la CGIL, Sergio Cofferati, est devenu le dirigeant le plus populaire de la gauche, et l'adversaire le plus dangereux de Silvio Berlusconi à l'horizon des élections de 2006.

Le gouvernement a tenté d'utiliser l'assassinat de Marco Biagi pour essayer de désamorcer la mobilisation populaire. Quelques jours avant la manifestation du 23 mars, Silvio Berlusconi a mis en cause l'attitude des opposants, « digne de la guerre civile [...] qui a armé la main des assassins » du professeur Biagi. Les syndicats ont réagi en couplant leur lutte sociale à une puissante dénonciation du terrorisme, ce qui a encore élargi leur audience.

Un retour aux « années de plomb » ?

L'assassinat de Marco Biagi marque-t-il un retour aux « années de plomb » des décennies 1970 et 1980 ? Le terrorisme était déjà réapparu en 1999, alors que la coalition de l'Olivier était au pouvoir. L'assassinat de Massimo D'Antona, lui aussi conseiller du ministre du Travail de l'époque, et qui étudiait la réforme du droit de grève dans les services publics, avait été revendiqué par les « Brigades rouges pour la construction du parti communiste combattant ». Celui de Marco Biagi porte la même signature et les deux hommes ont été tués par le même revolver. Les Brigades rouges n'ont jamais fait de distinction entre la droite et la gauche réformiste. À leurs yeux, Massimo D'Antona comme Marco Biagi, figures symboliques d'intellectuels « au service du capital », méritaient la mort. Le temps où les Brigades rouges, alliées à d'autres groupes extrémistes, comptaient plusieurs centaines de militants clandestins armés et des milliers de sympathisants dans les usines et les universités est pourtant révolu. La loi sur les repentis et la répression policière ont eu raison de leur organisation. L'enlèvement puis l'assassinat du Premier ministre Aldo Moro en 1978 ont constitué à la fois le point culminant de son action et le début de son déclin. Aussi cette résurgence des Brigades rouges semble-t-elle intervenir hors saison. Si le mouvement lancé par un groupe d'étudiants de la faculté de sociologie de Trente en 1970 continue d'agir sur le terrain politique, il paraît totalement marginalisé : l'extrême gauche italienne combat principalement la mondialisation. Rien ne rapproche aujourd'hui les manifestants antimondialisation et les Brigades rouges, pas même les bavures policières survenues lors des manifestations de Naples et de Gênes, en 2001. Si le combat contre le terrorisme n'est pas gagné, les Brigades rouges ne sont plus aujourd'hui considérées en Italie comme un problème politique, mais comme un problème de police. Police qui, en l'occurrence, s'avère assez peu efficace : trois ans après le meurtre de Massimo D'Antona, les enquêteurs ne disposent d'aucune piste sérieuse, tout comme pour celui de Marco Biagi.