La Suisse entre dans le monde

Réalisant que les inconvénients de la neutralité dépassaient les avantages de l'« union » avec les autres « nations » du monde, les Suisses ont approuvé par référendum l'adhésion de leur pays à l'ONU. Cet événement historique indique que l'économie de la globalisation l'emporte désormais, dans ce pays de banques internationales et de traditions locales, sur l'idéologie du nationalisme.

À l'automne, la Suisse est devenue le 190e pays membre de l'Organisation des Nations unies. Siège de nombreuses agences spécialisées de l'ONU, auxquelles elle participe activement et qu'elle finance généreusement, la Suisse s'était toujours refusée à adhérer à l'Organisation, où elle ne disposait que du simple statut d'observateur. Elle partageait ainsi avec le Vatican la particularité de se situer hors du concert des nations.

Abandonnant l'enclos catholique romain à son sort très particulier, les Suisses ont approuvé, le 3 mars, l'adhésion de leur pays à l'ONU, lors d'une votation qui a vu le « oui » l'emporter par 54,7 % des suffrages. Le taux de participation a atteint 57,5 % – un record pour ce type de consultation. En revanche, la seconde condition exigée pour que le résultat soit valide n'a été satisfaite que d'extrême justesse : en effet, une faible majorité de 12 cantons sur 23 ont voté « oui ».

Une adhésion avantageuse

Restée neutre durant le conflit, la Suisse n'a pas rallié, en 1945, la structure créée par les « vainqueurs ». Elle est demeurée à l'écart des tensions Est-Ouest de la guerre froide, comme des tensions Nord-Sud qui ont prolongé la décolonisation, offrant ainsi un terrain diplomatique aux diverses parties en cause. Mais ce rôle est allé diminuant, tandis que croissait celui de l'enceinte internationale, par le biais notamment de ses missions de paix. Si être membre de l'ONU continuait à heurter la sensibilité de nombreux Suisses, ne pas l'être commençait à sérieusement handicaper Berne, pour son image comme pour son influence. Comme on le faisait remarquer dans les couloirs du palais de verre de New York, l'adhésion de la Suisse à l'ONU était plus avantageuse pour la Suisse que pour l'ONU. Cette dernière y verra surtout satisfaite sa vocation de principe à l'universalité. En mars 1986, les résultats de la première votation organisée en Suisse sur le sujet avaient été marqués par le rejet de la proposition par trois électeurs sur quatre, tous les cantons se dressant dans un même refus. Cette initiative avait eu pour principale conséquence de fédérer les militants nationalistes au sein de l'Action pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN), fondée en juin de la même année sur l'initiative de Christoph Blocher, leader populiste de l'Union démocratique du centre (UDC). L'ASIN se propose de « préserver l'indépendance, la neutralité et la démocratie directe de la Suisse ». Elle s'est notamment illustrée en militant avec succès pour le rejet des votations relatives à l'adhésion du pays à l'Espace économique européen, en décembre 1992, et à la création d'un contingent de « casques bleus » suisses en juin 1994. Durant la campagne en vue de la votation de mars 2002, l'ASIN a défendu la théorie selon laquelle la neutralité et la souveraineté populaire suisses sont incompatibles avec l'appartenance à l'ONU.

Que d'autres pays neutres comme l'Autriche, la Suède, l'Irlande ou la Finlande soient membres de l'ONU et que la souveraineté des États membres soit inscrite dans la charte de l'Organisation n'y font rien. Selon les nationalistes, le droit de veto des membres permanents du Conseil de sécurité, et singulièrement des États-Unis, menace la liberté des Suisses de décider des affaires publiques sur la place du village ! Lors de sa venue en Suisse, où il devait présenter les arguments en faveur de l'adhésion du pays à son organisation, le secrétaire général adjoint de l'ONU a été accueilli par des affiches proclamant « Oui à la Croix-Rouge et à la paix. Non à l'ONU et à la guerre » qui l'ont laissé sans voix.

Évolution de la doctrine de la neutralité

Pourtant, depuis la fin de la guerre froide et plus précisément depuis le début des années 1990, la doctrine de la neutralité suisse a évolué. En août 1990, la Confédération a adopté des mesures d'embargo économique contre l'Irak à la suite d'une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU et, en juin 1992, elle a fait de même à l'encontre de la Yougoslavie, dans les mêmes circonstances. Avant même ces conflits emblématiques, Berne s'était associé, à titre individuel et sans obligation juridique, à certains embargos sur les armes décidés par le Conseil de sécurité, notamment à rencontre de la Rhodésie en 1966 ou de l'Afrique du Sud en 1977. Depuis les années 1990, la Suisse a systématiquement appliqué les sanctions adoptées par le Conseil de sécurité, y compris les sanctions militaires assimilées à des mesures juridiques visant à rétablir la paix et la sécurité au nom de la communauté internationale. Les milieux d'affaires suisses avaient largement financé la campagne des partisans de l'adhésion à l'ONU. Ils craignaient à juste titre que l'image d'un pays arc-bouté sur son pré carré ne gêne leur parfaite intégration au processus de mondialisation en cours. Mais la mondialisation ne concerne pas que l'économie. C'est ainsi que la prochaine entrée dans le monde de la Suisse marque autant la victoire de l'universalisme que la défaite du nationalisme.