Faut-il que chaque année un record soit battu ? 660 romans déferlèrent à ce moment baptisé « rentrée littéraire », contre 575 l'année précédente. Ajoutez les traductions, les essais et, pour mémoire, théâtre et poésie, et ce sont près de 2 000 ouvrages qui ont envahi les rayons des libraires sur un seul mois de l'année.

L'année littéraire

Quignard : un Goncourt moins consensuel qu'à l'habitude

Gérard-Henri Durand
Producteur à France-Culture

Attention à l'inondation ! On est en droit de s'interroger sur cette surproduction. Est-ce la réponse des éditeurs à cette légère angoisse, commune aujourd'hui (comme si le millénarisme avait laissé une ombre), que la crise est latente, ou qu'elle va survenir, quand un lectorat lassé abandonnera le dernier livre au profit de l'image ? Ou est-ce dans la logique même d'une production de masse qu'il faille sans cesse augmenter le nombre d'articles proposés au désir de consommation ? Ce dont on voit les conséquences : dans le flot, les projecteurs de la publicité isolent tel ou tel nom d'étoile lumineuse et « porteuse » (de promesses de vente). Et c'est au détriment des autres, invisibles dans la masse. Cependant ceux-là sont déjà des élus, mais que dire des milliers de manuscrits en souffrance chez les éditeurs ? Quant au lecteur, comment peut-il choisir sinon par les indications données, par les fléchages des prix littéraires qui, du coup, ne sont plus contestés ? Alors, avant les ravages de la crue, réjouissons-nous : cette année le plus célèbre d'entre eux, le Goncourt, rompant avec de précédents choix plus consensuels qu'audacieux, couronne en Pascal Quignard l'écrivain d'une œuvre, ciselant une matière qui ne répond pas aux critères habituels du roman. Sans doute ce jury a-t-il ressenti lui aussi le danger, sans cesse plus présent, d'un système à l'américaine, uniquement soucieux de promotion commerciale, couronnant une star pour la faire s'élever à l'empyrée des ventes.

Prix littéraires 2001

– Prix Goncourt
Les Ombres errantes, Pascal Quignard

– Goncourt des lycéens
La Mort du roi Tsongor, Laurent Gaudé

– Prix Renaudot
Assam, Gérard de Cortanze

– Prix Médicis
Pas un jour, Anne F. Garreta

– Médicis étranger
La Tache, Philip Roth

– Prix Interallié
Les Vieillards de Brighton, Gonzague Saint-Bris

– Prix Femina
Les Adieux à la reine, Chantal Thomas

– Femina étranger
Montedidio, Erri de Luca

– Prix de l'Académie française
La Princesse de Mantoue, Marie Ferranti

Égotisme

Dans le jardin des lettres, l'égotisme n'est pas nécessairement fleur vénéneuse. Et, dans la mesure où la plupart des ouvrages proposés adoptent, de façon plus ou moins complexe, la technique du narrateur, le monde est vu par l'intermédiaire du prisme d'une subjectivité. Du coup, l'analyse objective s'efface et l'autonomie du ou des personnages a tendance à n'être plus qu'un des déguisements, souvent transparents, de l'auteur. Le caractère autobiographique prend le dessus, directement ou indirectement.

En ce sens, les Ombres errantes de Pascal Quignard est une composition (combien élégante) des humeurs fluctuantes d'un écrivain, une musique de l'âme. Mais l'autobiographie avouée ressurgit avec Archimondain, jolipunk de Camille de Toledo, un nouveau « mal du siècle ». L'auteur trace la vision désenchantée d'une génération sans idéal et cisèle les formules satiriques ou agressives : « L'époque me pèse un problème respiratoire » ou « Pensez-vous que l'on puisse vivre avec un cimetière comme maternité ? » Tout aussi sombre, et peut-être encore plus désespéré, le récit d'Alain Weinstein : l'Intervieweur, retraçant sa (déjà) longue carrière radiophonique et ses interviews d'auteurs où le journaliste s'efface devant ces personnages en mal de célébrité. La vie se perd dans cette représentation perpétuelle où « la parole de l'intervieweur est comme en congé d'elle-même ». Pour reprendre goût à l'espoir et, dans un tout autre registre, Marie Darrieussecq (le Bébé) se risque à retracer un moment de sa vie, sa rencontre avec son nouveau-né, combinant émerveillement, étonnement et désarrois. Dans D'amour, Danièle Sallenave rend visite à ses portraits de famille et s'en sert pour peindre son autoportrait avec les couleurs quelque peu sanguinolentes du peintre anglais Bacon. Sensible à cette tendance à se raconter, Éric Chevillard (Du hérisson) en prend prétexte pour jouer des registres de l'ironie, voire d'un fantastique du quotidien. Il part d'un « projet autobiographique larmoyant » pour s'emparer de l'inspiration fournie par le hérisson sur sa table, tous piquants dehors !

Pascal Quignard

Ce qui l'a fait connaître du grand public, c'est sans doute l'adaptation cinématographique par Alain Corneau de son roman Tous les matins du monde (qui s'intéressait à la vie du musicien janséniste Marin Marais, élève de Lully). Les Ombres errantes (titre, par ailleurs, d'une pièce de Couperin) est le premier de trois tomes, avec De jadis et Abîmes, qui constituent le début d'un projet intitulé Dernier Royaume (le dernier royaume est celui de la contemplation). Né au Havre en 1948, entré au comité de lecture des éditions Gallimard à vingt-huit ans, il abandonnera ses fonctions chez cet éditeur en 1994.