Journal de l'année Édition 2002 2002Éd. 2002

Le théâtre du Châtelet proposait un opéra-bouffe encore plus rare de Strauss, Die schweigsamme Frau (la Femme silencieuse). C'est de l'Opéra de Dresde que venait la production présentée au Châtelet. Si Natalie Dessay est égale à elle-même, et si Sten Byriel campe un honnête Morosus, c'est Dietrich Henschel qui s'impose par une présence éblouissante. Le chef, Christoph von Dohnanyi, dirige Strauss d'idiomatique façon, bref la grande classe. Il faut dire que son orchestre, l'Orchestre Philharmonia, suscite une vraie fête sonore. Et, cerise sur le gâteau, orgue et clavecin sur scène étaient tenus par l'excellente Céline Frisch. Mise en scène ramassée au centre du plateau et décors – le tout signé Marco Arturo Marelli – sont plutôt flatteurs, dans un mouvement de spirale autour d'un escalier et s'inspirant justement de l'esprit commedia dell'arte. Un spectacle d'environ trois heures que l'on déguste à chaque instant.

Création lyrique

Ariodante, de Haendel a fait son entrée à Garnier
Trois Sœurs de Peter Eötvös, un ouvrage majeur du xxe siècle

L'Opéra de Paris aura offert son lot de productions nouvelles, ramifiant large, du baroque à la création contemporaine. Du plus ancien au plus actuel, c'est une fois encore un ouvrage de Haendel qui aura fait son entrée au répertoire de Garnier. Créé au Covent Garden de Londres en 1735, Ariodante est tiré de l'Orlando furioso de l'Arioste. Plutôt convenu, le livret inspire à Haendel une suite d'arias toutes plus développées les unes que les autres, riches en ornementations et vocalises de haute voltige, mettant à rude épreuve la virtuosité de ses interprètes et leur talent pour la comédie.

Si l'on se pâme volontiers devant tant de virtuosité, il faut dire que, comme dans tout excès, l'on atteint rapidement l'overdose... Puis, soudain, le miracle... De cela aussi, Haendel est coutumier ! Une aria sublime, bouleversante et novatrice, un grand moment d'émerveillement. Éperdu de douleur, Ariodante pleure sur lui douze minutes de rang. Une écriture entre les nuances p et ppp – mais sans doute Minkowski est-il pour beaucoup dans l'adoption de ces nuances sublimeses –, une orchestration simple et inventive, exaltant une fluidité ineffable, avec théorbes, clarinettes, bassons, d'une expressivité proprement immatérielle. La distribution réunie autour de Marc Minkowski et de ses Musiciens du Louvre est exceptionnelle. Laura Claycomb est une belle Ginevra aux aigus cristallins, Kristinn Sigmundsson un roi d'Ecosse dont la voix profonde tire vers Gurnemanz, Kresimir Spicer, dans le rôle trop épisodique de Lurcanio, s'impose comme un ténor franc et solide. Patricia Petibon est une Dalinda lumineuse, Silvia Tro Santafé possède un beau grave, mais son Polinesso n'a pas tout à fait le style idoine. Reste l'essentiel, Anne Sofie von Otter. Quel style ! Notes filées, pianissimi évanescents, aigu opalescent exaltant une poignante émotion, le tout remarquablement soutenu par Marc Minkowski. La mise en scène, quant à elle, s'est fait copieusement huer. Jorge Lavelli, dont la vieille production du Faust de Gounod fait depuis un quart de siècle les beaux soirs de l'Opéra de Paris, a accepté de relever le défi posé par cette œuvre fondée sur les seules longues arias où rien ne se passe. Le metteur en scène argentin se débrouille au mieux à remplir les vides dramaturgiques.

À l'autre extrémité du répertoire, la création mondiale de K... de Philippe Manoury donnée à Bastille. Avec K..., le compositeur démontre une réelle maîtrise du théâtre lyrique. L'expérience acquise à l'aune des carences de son précédent opéra a permis au compositeur d'attribuer à la narration une place privilégiée, le livret respectant le récit inachevé de Kafka, le Procès. Mais que ceux qui cherchent à l'opéra avant tout le chant passent leur chemin, car ici c'est le récitatif continu, le parlé-chanté qui domine, au point que le texte reste constamment compréhensible. En revanche, réussite totale côté orchestre, ainsi que du côté de l'informatique en temps réel de l'Ircam, qui a proprement transcendé la froide acoustique de Bastille. Ainsi, les deux entités musicales se complètent, s'enrichissent mutuellement, pour apporter à la voix ce qui lui est refusé, les personnages étant incapables de chanter, comme bloqués psychologiquement par leurs rôles respectifs dans la terrifiante machination.