Jean Lévi (le Coup du hibou) pourrait s'inscrire dans la tradition picaresque, mais, en confrontant deux univers parallèles, le nôtre et celui de Sou T'sin du ive siècle avant notre ère, c'est à une lecture des temps troublés qu'il nous convie et à la lutte sans merci pour le pouvoir. En mélangeant les genres, récits d'aventure, souvenirs d'enfance, réflexions, Marc Chénetier crée une forme différente avec la Perte de l'Amérique, Archéologie d'un amour. L'image centrale de cette colonie de Roanoke (1587) qui disparut sans laisser de trace laisse planer un sentiment de perte irrémédiable. Claude Ollier, vingt et quelques années d'écriture déjà, propose deux livres et deux itinéraires différents. Dans le premier, Mon double à Malacca, un « Je » nommé Paul et sa fillette de cinq ans s'enfoncent dans les luxuriances de la jungle, mais au bout la surprise, le « Je » devient « Il », comme si l'écrivain s'effaçait et jetait sur la vie le regard de la mort. Il y a dans ce livre un inventaire des richesses de la vie comme pour les mieux perdre, et dans le second, Préhistoire, nous pénétrons dans un univers dépouillé où la sérénité est celle du détachement, d'une préparation à quitter cette dépouille de chair.

Le prix Femina, quant à lui, rompant avec la tendance précédemment citée, a récompensé un univers quotidien terrifiant de solitude et d'abandon. C'est celui imaginé par Marie N'Diaye qui, avec Rosie Carpe, suit pas à pas la déchéance de Rosie et de son frère. Ils montent à Paris sous prétexte d'études puis s'enfuient vers la Guadeloupe, où ils vivront l'enfer de leur enfermement sur eux-mêmes, de leur incapacité à percevoir et à s'exprimer.

Effondrement d'un monde

Tous les univers précédemment évoqués, à l'exception en partie de celui de Marie N'Diaye, échappent au réalisme immédiat pour créer des mondes du domaine de la fiction. Celui de Kossi Efoui dans la Fabrique des cérémonies s'inspire directement de la violence chaotique du « continent noir ». Mais le simple récit d'un Jorge Semprun (le Mort qu'il faut), retraçant sa déportation à Buchenwald, révèle avec plus de force la mort au travail par cette impossibilité à dire l'horreur et par cette suggestion que le seul vrai témoin est celui qui, disparu, croyait à des idéaux aujourd'hui effacés.

Disparition et travail de deuil

De nombreux ouvrages témoignent, souvent avec talent, à partir de situations individuelles, du renouveau d'une méditation sur la disparition d'un être proche ou sur la mort que nous portons en nous. Philippe Besson, par exemple, nous convie avec son Frère au chevet du frère disparu et réexamine leur ancienne et vaine rivalité. Dans l'Ombre allongée de Thierry Illouz, le lecteur se retrouve dans la chambre où le père se meurt et c'est par la présence de cette chambre qu'est suggéré l'indicible. Une autre chambre encore, celle de la mémoire où erre Michel Séonnet (la Chambre obscure) qui s'interroge sur la survie de l'enfant malade qu'il fut, ou était-ce bien lui ? Jacques Borel retrace la rêverie funèbre d'un tragédien dans la Mort de Maximilien Lepage. Le style épouse les méandres de cette rêverie et l'auteur joue d'une autre ambiguïté, celle de la vraie et de la fausse mort : « Je suis si souvent mort au théâtre. » Laure Adler suggère dans un petit livre sans emphase (À ce soir) les échos poignants du décès d'un enfant qui résonnent au long d'une vie et avec lesquels il faut s'habituer à vivre.

Dérives ordinaires

Jean-Claude Pirotte, toujours à la poursuite de l'inachevé

Les mystères de l'existence peuvent être évoqués par de simples destinées, tantôt mettant l'accent sur l'irréalité du quotidien, tantôt accentuant la sensation d'un échec irrémédiable. Dans la première catégorie, il conviendrait de mettre la Petite Bijou de Patrick Modiano, où revient sous un nouveau nom une héroïne proche de certaines de ses créations semées au long de vingt années d'écriture. La suggestion de l'échec est au coeur de la description précise d'êtres ordinaires qui ne cessent de mesurer les risques dans les deux livres de Christian Oster, Une femme de ménage et Loin d'Odile. Dans Pour qui vous prenez-vous ? de Geneviève Brisac, un recueil de nouvelles, se trame l'ennui d'existences sans projets, de personnages que tout effraie – une galerie de portraits qui seraient désespérés si les sujets n'étaient traités avec légèreté et humour.