Journal de l'année Édition 2002 2002Éd. 2002

ZLEA : union panaméricaine ou extension du marché intérieur états-unien ?

Les 34 chefs d'État réunis à Québec ont décidé de lancer le plus grand marché commun du monde en 2005. Mais le troisième sommet des Amériques n'a pas réussi à apaiser les inquiétudes des détracteurs de la Zone de libre-échange des Amériques.

Tel père, tel fils. En 1990, George Bush avait rêvé de créer le plus grand marché commun du monde, courant de l'Alaska jusqu'à la Terre de Feu. Au cours de deux premières rencontres, organisées à Miami et Santiago en 1994 et 1998 avec ses homologues du continent, Bill Clinton aura posé les premiers jalons de la future Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), vaste ensemble regroupant 800 millions d'habitants pour un PIB de 11 000 milliards de dollars. Son successeur, George W. Bush, veut conclure les négociations avant 2003.

Empêcher de « mondialiser en rond »

C'est donc pour prôner « l'avènement d'un hémisphère de liberté », que devrait permettre, selon lui, la libéralisation des échanges commerciaux au sein de la future entité panaméricaine, que « W » a effectué sa première sortie internationale au troisième sommet des Amériques, qui s'est tenu à Québec du 20 au 22 avril. Il y a retrouvé les chefs des 33 autres États du continent « élus démocratiquement » : Fidel Castro n'avait donc pas été invité. Les quelque 40 000 militants antimondialisation venus organiser un contre-sommet dit des « peuples d'Amérique » et manifester contre la mise sur rails de la ZLEA, non plus. En témoigne un mur de 3 m de haut érigé pour protéger les négociateurs, gardé par un cordon de 6 000 policiers, qui n'ont pu empêcher les désormais traditionnelles échauffourées entre les forces de l'ordre et les plus radicaux des empêcheurs de « mondialiser en rond ». La réalité donne plutôt raison à ces derniers : depuis leur lancement officiel à Santiago, les négociations sur la ZLEA se sont déroulées dans le plus grand secret, au sein de 9 groupes thématiques portant sur l'accès aux marchés, les investissements, les services, l'agriculture, les droits de propriété intellectuelle, les subventions antidumping et les droits compensateurs, la passation des marchés publics, les politiques de concurrence ainsi que le règlement des différends. Force est de constater que les informations qui ont filtré de ces groupes tendent à confirmer les craintes suscitées par l'avènement du marché commun panaméricain. Selon ses nombreux détracteurs, la ZLEA ne sera qu'une version économique actualisée de la doctrine Monroe et, en l'état, ne fera que consolider l'hégémonie des États-Unis sur le sous-continent. À ceux qui seraient tentés de rapprocher la future entité d'une expérience d'intégration poussée à l'européenne, Kimon Valaskis, ancien ambassadeur du Canada auprès de l'OCDE, rappelle ainsi que dans l'Union européenne, les disparités de richesses restent gérables. Rien de tel au sein de la ZLEA où le PIB états-unien pèse à lui seul 70 % du total et où « même une union monétaire éventuelle ne serait rien de plus qu'une simple dollarisation ».

Maigre bilan

Dans ces conditions, la zone de libre-échange, censée voir le jour en 2005, transformerait l'Amérique latine en « réserve de marché naturelle » de Washington. Une évolution prévisible à l'aune du rapport du groupe des négociateurs sur les investissements, diffusé peu avant le début du sommet de Québec par une ONG américaine. Authentifié par le ministre du Commerce canadien, ce document va plus loin que le fameux article XI de l'Accord de libre-échange nord-américain dont il s'inspire et ressemble à s'y méprendre à une résurrection régionale de l'accord multilatéral sur les investissements (abandonné en 1999 dans le cadre des négociations de l'OMC), qui concédait des droits exorbitants aux investisseurs privés par rapport aux États souverains... Outre l'extension du marché intérieur nord américain, l'avènement de la ZLEA pourrait également avoir une fonction plus politique : torpiller la seule alternative régionale digne de ce nom, le Mercosur, en crise depuis 1998, et, ce faisant, marginaliser le Brésil, seul pays sud-américain qui soit potentiellement en mesure de faire pièce à l'hégémonie états-unienne dans la région. À Québec, par la voix de son président, Fernando Cardoso, la deuxième puissance régionale a fait état de ses réticences, critiquant les mesures antidumping qui ferment l'accès au marché nord-américain à de nombreux produits, en particulier agricoles, du sous-continent. Dans cette tentative de faire contrepoids à Washington, le Brésil a, par ailleurs, trouvé en Hugo Chavez son meilleur allié. Le président vénézuélien, qui essaye de nouer des alliances avec ses homologues colombien et mexicain, n'a de cesse de critiquer « un projet d'intégration », qui, en l'état, « aurait pour seul but de transformer [l'Amérique latine] en un grand supermarché » et « ne servirait qu'une minorité ». Au vu des nombreux désaccords qui subsistent entre les parties, le bilan du sommet de Québec paraît donc bien maigre : outre l'adoption d'une clause floue liant libre-échange et démocratie, la seule mesure concrète adoptée réside dans l'engagement de la Banque interaméricaine de développement et de la Banque mondiale de dégager près de 55 milliards de dollars pour aider l'Amérique latine à combler son retard vis-à-vis des pays du Nord de l'hémisphère. Loin de lancer le « siècle des Amériques » appelé de ses vœux par George W. Bush au cours de sa campagne, Québec ne fut, comme l'a souligné ironiquement un quotidien québécois francophone, qu'un « sommet des bonnes intentions ».