Paix, peurs et boucs émissaires

L'apocalypse n'a pas eu lieu. Le Bug informatique de l'an 2000 n'a pas interrompu les télécommunications, fait dérailler les trains, déréglé les oléoducs ni tiré inopinément les missiles nucléaires de l'ex-Union soviétique. Soulagement donc au moins chez les utilisateurs du calendrier grégorien. Et cependant les sociétés de l'information, en plein développement, semblent hantées par la peur : alimentation, énergie, mondialisation, l'année 2000 se sera cherché des boucs émissaires. En l'absence de menace caractérisée, la paix dont jouissent les pays les plus développés contraste avec la persistance de guerres et d'instabilités endémiques dans une large partie du monde où, plus que jamais, se distinguent le Moyen-Orient et l'Afrique.

Par-delà les superstitions, les angoisses qui auront marqué l'année 2000 s'expliquent dès lors qu'on les met en relation avec deux accélérations technologiques : en électro-informatique et en biologie. Comme toute société en essor rapide, elle a ses capitaines d'industrie, ses escrocs et ses brigands internationaux, allemands ou philippins (attaque du virus I love You). Les uns prenant parfois la place des autres et réciproquement.

La société de l'information progresse irrésistiblement

Le début de l'année est marqué par la fusion de America on line et Time Warner qui fait de Steve Case le nouveau magnat de la communication.

En contraste, au nom de la loi antitrust, un juge américain décide de casser en deux l'empire Microsoft que Bill Gates défend bec et ongles. Ironiquement, en novembre, la société se fait pirater comme n'importe quelle petite entreprise. On l'accuse aussi de liens trop étroits avec la National Security Agency (NSA), alors que les révélations sur le réseau ECHELON inquiètent les parlementaires européens en juin. Contentieux supplémentaire avec les États-Unis. Toutefois les collusions occultes entre services de renseignements occidentaux se révèlent trop étroites pour dépasser les limites d'un arrangement discret.

La grande peur alimentaire européenne

Alors même que l'achèvement de l'analyse complète du génome humain apparaît comme un progrès scientifique majeur, la crainte des manipulations génétiques s'amplifie. Le refus des aliments transgéniques (maïs) trouve un héraut en la personne de José Bové qui aura fait de sa lutte contre la chaîne de restaurants MacDonald's un nouvel épisode de la dispute endémique franco-américaine (mai). Comme en soutien de cette contestation, la vache réapparaît, plus folle que jamais, touchant l'irréprochable Allemagne, nourrissant, faute de mieux, les angoisses d'une Europe occidentale qui, de plus en plus, se regarde l'estomac. Dossier difficile pour l'Europe agricole, point constamment sensible de la construction européenne. Et les hommes politiques de suivre. Qui eût songé il y a dix ans que la légalité des farines alimentaires deviendrait un enjeu pour des élections présidentielles ?

Récurrence de la peur énergétique

L'augmentation du prix des carburants et la soudaine tension sur les marchés ont favorisé le retour à l'automne de la peur de la crise énergétique. À l'automne, l'Union européenne risque la paralysie en raison de la contestation des transporteurs qui, bloquant les dépôts de carburant, créent la pénurie. Les gouvernements, chacun pour soi, à sa manière, dénouent la crise. Ils se retrouvent cependant pour condamner les exigences de l'OPEP, autre bouc émissaire. Car en dépit du développement d'un marché indépendant désormais dominant, l'OPEP retrouve une image d'organisation décisive. Hugo Chavez, président du Venezuela, rend visite à M. Saddam Hussein dans un Iraq qui, péniblement, fait retour sur la scène internationale. Les producteurs acceptent d'augmenter les volumes, mais refusent de baisser les prix. Personne ne veut payer dans l'affaire et, tandis que l'euro flanche, le dollar réaffirme sa prépondérance.

Indispensable énergie ! Elle continue cependant à susciter une contestation elle-même engendrée par l'angoisse de la préservation de l'environnement. Après le traumatisme du naufrage de l'Erika, le styrène aura créé une nouvelle frayeur et les riverains des littoraux d'exiger des pouvoirs publics des mesures de plus en plus draconiennes allant jusqu'à interdire la circulation marchande des matières à risque. À nouveau, dans l'ensemble du monde, s'affrontent logiques de croissance et de préservation.

L'angoisse de la mondialisation : le local contre le mondial

Finalement ne serait-ce pas tout ceci, la mondialisation, autre bouc émissaire ? Le millénaire aura favorisé la cristallisation d'une contestation aussi spectaculaire qu'hétérogène. Soudainement, prétendant incarner les vraies valeurs d'une authenticité identitaire fondée sur le local et le régional, c'est une myriade d'ONG qui, bien plus plus que les États ou les partis, contestent la mondialisation de sommet en sommet. Seattle, Davos, Nice : désormais chaque macro-événement engendre une sorte de contre-rite micro, dans la grande tradition du carnavalesque populaire, le tout magnifié par les médias. Il ne s'agit plus d'un affrontement mais d'un nouveau mode de représentations des tensions au sein d'une société en voie d'uniformisation.