Journal de l'année Édition 2001 2001Éd. 2001

Dard est mort, vive San-A !

« Monument de la littérature de gare » pour les uns, héritier de Rabelais et de Céline, de Queneau et d'Aymé pour les autres, Frédéric Dard se voyait avant tout comme un artisan de l'écriture, un « écrivain forain », qui a accompli toute sa carrière en dehors des beaux quartiers de la littérature. Portée par son double, immortel celui-là, l'illustre commissaire San-Antonio, son œuvre, totalement originale, l'a fait entrer vivant dans la légende des grands créateurs populaires.

« Pleure pas, Marie-Marie ! », sanglotte Béru en épongeant ses larmes avec un mouchoir frais comme une serpillère de morgue. « S't'voudrais pas d't'chiroub', faut pas l'laisser perd'. Comme disait l'Grand : Las ! vicomte ! T'es nu. » Le noble inspecteur principal Bérurier veut probablement dire : « La vie continue. » Béru, donc, Marie-Marie, l'éternelle fiancée, Félicie, la Bonne Maman, Pinaud, dit le Bêlant, le Vieux, dit le Chauve, Berthe, l'épouse indigne de Béru, et Alfred, l'amant d'icelle au membre démesuré, et encore Mathias, Jérémie Blanc, Salami : ils sont mêlés en filigrane, les personnages familiers des romans de San-Antonio, aux proches de Frédéric Dard – sa femme, sa fille, un de ses deux fils et une quarantaine d'amis –, dont les obsèques sont célébrées en l'église médiévale de Saint-Chef, petite commune iséroise de 3 000 habitants près de Bourgoin-Jallieu.

« La nouvelle est tombée, sèche comme un coup de bite d'octogénaire » (Ne soldez pas grand-mère, elle brosse encore, 1997) : l'écrivain Frédéric Dard est décédé d'une crise cardiaque, à l'âge de soixante-dix-huit ans, à Bonnefontaine, dans le canton de Fribourg, en Suisse, où il résidait depuis 1978. Frédéric, Charles, Antoine Dard est né le 29 juin 1921 à Bourgoin-Jallieu, dans le Dauphiné. Ayant fait construire un caveau non loin de là, à Saint-Chef, pour son « futur cadavre », il avouait : « J'ai trahi en partant en Suisse. Je veux donner ma charogne aux vers de mon pays. »

Salut l'art triste !

Initié à l'écriture par sa grand-mère, qui l'a élevé, il se lance en littérature au début des années 1940. Installé avec femme et enfants aux Mureaux en banlieue parisienne, il publie une multitude de romans noirs et de nouvelles, œuvres mineures où l'on décèle l'influence de Simenon, sous son nom, mais aussi sous divers pseudonymes – F. D. Ricard, Sydeney, Kill-Him, Frédéric Charles, Frédéric Antony, Maxel Breting, Wel Norton, Verne Goody, Cornel Milk, l'Ange noir, Kaput –, histoire sans doute d'exploiter au mieux l'insatiable boulimie de mots qui le tenaille. « Je me soigne à l'écriture », dira-t-il. C'est l'un d'eux qui lui ouvre les portes d'une seconde carrière, et de la fortune, à partir des années 1950, repoussant son créateur dans les marges de la littérature. Ce pseudonyme est San-Antonio, qui donnera naissance à un personnage récurrent, le commissaire San-Antonio. « Je voulais donner un nom américain à mon héros. J'ai ouvert un atlas des États-Unis, je suis tombé, par hasard, sur San Antonio au Texas. » Le premier San-Antonio, Réglez-lui son compte ! Les révélations de San Antonio (le tiret n'apparaît qu'à partir du deuxième volume) est publié en juillet 1949 chez l'éditeur lyonnais Jacquier. Il exploite la vogue de la « Série noire », dominée à l'époque par Peter Cheney. Le premier San-Antonio passe inaperçu, mais il est remarqué par un jeune éditeur parisien, Armand de Caro (futur beau-père de Dard, en 1965), qui vient de créer les éditions Fleuve Noir. Ce dernier, convaincu qu'il y a un filon à exploiter, engage Dard – lequel manifestait des ambitions d'auteur dramatique – à rejoindre ses poulains de l'époque, Michel Audiard et Jean Bruce (père du futur OSS 117). Mais pas sous son nom : « Frédéric Dard est un type raisonnable, c'est San-Antonio qui a un art. » Publiés sous des couvertures agrémentées des premières pin-up dessinées par Michel Gourdon, les premiers San-Antonio – Laissez tomber la fille (1950), Les souris ont la peau tendre (1951), Mes hommages à la donzelle (1952), Du plomb dans les tripes (1953), Des dragées sans baptême (1953) – lui donnent raison. La mécanique est lancée et les tirages – de 100 000 à 1 000 000 d'exemplaires par romans, publiés au rythme de quatre à six par an, auxquels s'ajoutent les « gros » San-Antonio (l'Histoire de France, le Standinge, la Sexualité...) – sont vertigineux : une intrigue secondaire, mais un ton libre et leste, une saga qui réunit des personnages gaulois et truculents, un univers anticonformiste où le loufoque côtoie l'absurde, il n'en faut pas plus pur conquérir le grand public, voire les intellectuels, de Cocteau à Tel Quel, éblouis par la « combinatoire de mots » d'un écrivain qui, ayant fait toute sa carrière avec un glossaire de 300 termes de la langue française, s'est appliqué à créer tous les autres. Et il l'a fait avec ce qui lui tenait le plus à cœur : la bouffe, le sexe et la métaphysique, enrichissant la langue de sa couleur la plus vive, la verte. Ainsi, le style « San-Antonio » consiste à plonger le lecteur dans un feu d'artifice de jeux sur les mots qui dépaysent ou font sourire : calembours (« la raie publique »), à-peu-près (« doré d'l'avant » pour « dorénavant »), décalques (« mieux vaut queutard que jamais »), contrepets (« les compères de la tour »), rajouts (« des infâmes de ménage »), allusions (« j'opine, donc je suis »), mots-valises (« mélimélodie »), petits bonheurs (« poéter plus haut que son luth »), déformations (« l'général Eugène Ovaire »), néologismes (« des ritaux ») et autres catachrèses et synecdoques.

Dis bonjour au Barbu

Parallèlement à ses récits humoristiques délibérément gaulois, Frédéric Dard signe des romans de suspense ultranoirs où se développe une philosophie pessimiste, qui décrivent les destins tragiques d'hommes seuls, souvent faibles et dépressifs (les Derniers Mystères de Paris, 1958 ; Y a-t-il un Français dans la salle ? 1979 ; Ces Dames du palais Rizzi, 1994). « Le phénomène de la mortalité était déjà en moi quand j'étais enfant. Je savais que je n'étais que de passage, que l'être est fragile, qu'il est une étincelle qui fout le camp dans le néant. Cela, je l'ai su tout le long. Et je me suis épaté de vieillir. Quand j'ai eu quarante ans, je me suis dit “oh ben c'est pas mal” [...] Le seigneur a rempli son contrat avec moi. Je peux dire que je peux crever, quoi. J'aurai eu mon taf. » Et Dard concluait : « Quand j'arriverai au grand vestiaire, ne me restera plus grand-chose en mémoire : quelques regards d'hommes, quelques regards d'enfants, quelques culs de femmes. L'essentiel en somme. »