Journal de l'année Édition 2001 2001Éd. 2001

Le retour de Silvio Berlusconi

« Nous avons gagné contre la Confindustria – le syndicat patronal, qui avait appelé ses adhérents à voter oui au référendum sur l'abolition de la méthode proportionnelle aux élections législatives –, contre les grands journaux, contre les partisans du référendum, contre tous ceux qui considèrent les Italiens comme des naïfs et se targuent de comprendre la politique. »

Ce dimanche, Silvio Berlusconi, l'homme d'affaires et patron du parti de droite Forza Italia, remportait en quelques semaines son deuxième succès électoral, après avoir battu la coalition gouvernementale dans les élections régionales du 14 mai et contraint M. D'Alema à quitter son poste de chef du gouvernement de centre gauche. Seuls 32 % des ayants droit s'étant rendus aux urnes, les résultats du scrutin, pourtant largement favorables aux promoteurs appuyés par la gauche, étaient déclarés nuls. Prônant l'abstention, M. Berlusconi n'avait pas hésité à enfourcher le cheval de l'antipolitique, invitant ses électeurs à « rester chez eux pour renvoyer chez lui le gouvernement communiste », et ce bien que l'Alliance nationale de M. Fini, deuxième force de l'opposition (le Pôle des libertés), fût parmi les promoteurs du référendum.

En effet, le patron des droites a de quoi être satisfait de l'évolution du paysage politique. Après le double vote du 14 mai et du 21 juin, M. Fini, qui avait confié aux résultats du référendum ses dernières ambitions d'autonomie, à défaut de pouvoir lui contester le leadership des droites, a dû se résigner à un rôle de supporter inconditionnel de « Silvio ». Et, en face, les leaders DS (M. D'Alema et le secrétaire du parti, M. Veltroni) ont vu se clore une décennie pendant laquelle ils avaient pu garder une hégémonie incontestée dans l'alliance entre les catholiques démocrates et les gauches.

La démission de D'Alema

Il faut dire que le triomphe de l'homme d'affaires milanais vient de loin. Les prémisses furent jetées un an plus tôt aux élections municipales de Bologne, capitale historique du communisme italien, quand la candidate des gauches fut battue par un commerçant « apolitique », mais soutenu par M. Berlusconi et les partis de droite. À cette occasion, le nouveau maire n'avait pas recueilli davantage de voix que le Pôle des libertés aux précédentes élections, mais le taux d'abstention avait lourdement pénalisé la gauche. Ce même scénario, à grande échelle, s'est reproduit lors des élections régionales d'avril et a forcé à la démission M. D'Alema, ouvrant sans doute pour la gauche une longue période de traversée du désert. Si M. Berlusconi applique avec un tel succès une stratégie qui consiste à mobiliser son camp tout en démobilisant celui de ses adversaires, s'il arrive à capitalisera son profit exclusif le divorce de plus en plus évident entre les professionnels de la politique et les citoyens-électeurs, ce n'est pas uniquement parce que la compétition entre les deux blocs en présence se déroule dans un contexte inégalitaire. Certes, la richesse dont dispose l'homme le plus fortuné du pays – ses trois chaînes de télévision, ses journaux, les moyens financiers considérables qu'il peut mobiliser – rend plus difficile la tâche de ses adversaires. Ainsi, aux dernières élections, la coalition de centre gauche n'a pu acheter le moindre panneau d'affichage, puisque tous étaient déjà réservés par M. Berlusconi, qu'aucun publicitaire italien n'oserait contrarier. Certes, l'Église catholique – contre laquelle on ne gouverne pas à Rome – s'est mobilisée pour assurer la victoire de l'ex-fasciste M. Storace dans la région de la capitale, contre un candidat catholique jugé trop progressiste. Mais il y a plus : d'un côté, un mouvement de fond que les succès de la Ligue du Nord – le parti dont les chefs admirent M. Jörg Haider – avaient déjà mis en lumière, et de l'autre, les erreurs graves commises par la coalition au pouvoir.

La droite italienne a hérité du bloc social conservateur autrefois représenté au Parlement par la Démocratie chrétienne, tout en le modifiant profondément. Si la DC – traditionnellement imprégnée des valeurs républicaines – s'était assignée comme fonction de contenir les pulsions réactionnaires de son électorat en gouvernant au centre, Forza Italia et ses alliés – les ex-fascistes de l'Alliance nationale et les xénophobes populistes de la Ligue du Nord – ont décidé de couper tous les ponts avec les traditions de la République italienne et de son acte fondateur : la résistance antifasciste. MM. Berlusconi, Bossi et Fini n'ont rien en commun avec cette culture et cette tradition, ils leur sont même franchement hostiles. En cela, ils épousent un courant profond de l'opinion : un état d'esprit marqué par la poussée de l'individualisme, la peur des étrangers, l'obsession sécuritaire, les mots d'ordre contre l'État et tout ce qui est public, le refus de la fiscalité quelle qu'elle soit, le tout radicalisé par un rejet des politiciens « romains », identifiés avec l'establishment de centre gauche.

Une révolution tatchérienne

Ce dernier, de son côté, est en partie responsable de sa défaite. Les petits partis du centre – les trois formations catholiques et ce qui reste du parti socialiste de feu M. Craxi – n'ont eu de cesse de travailler pour empêcher la consolidation du leadership de M. D'Alema. La gauche a continué à se déchirer depuis l'autodissolution du PCI successive à la chute du mur de Berlin, les extrémistes de Rifondazione Comunista votant systématiquement avec les droites pour contester M. D'Alema. Mais, surtout, le gouvernement dirigé par la gauche a profondément découragé ses électeurs. Il a assaini les finances publiques et fait rentrer le pays dans la monnaie unique européenne, mais il ne s'est pas soucié de communiquer avec sa base sociale. L'absence d'éléments de programme, de culture et même de comportements qui puissent être identifiés comme étant « de gauche » pendant que M. D'Alema a été au pouvoir – c'est-à-dire dix-huit mois – lui ont coûté très cher. Totalement occupé par le dessein de combiner une sorte de révolution thatchérienne – qu'aucun gouvernement conservateur n'avait jamais osé proposer aux Italiens – avec le réformisme social-démocrate qui appartient à la tradition de l'ex-PCI, le brillant leader des DS n'a pas su donner une identité claire à son action. Des pans entiers du peuple de gauche – des travailleurs aussi bien que des intellectuels – l'ont abandonné et ont préféré choisir l'abstention, et avec elle le retour de la gauche à l'opposition. Le « danger démocratique » représenté par le retour au pouvoir d'une droite eurosceptique dirigée par le tycoon des médias – pour réel qu'il soit – ne les effraie pas outre mesure. De toute évidence, les « gens de gauche » souhaitent ainsi « donner une leçon » aux dirigeants de leur camp. C'est ce qui devrait être sanctionné par les prochaines élections générales, qu'elles se tiennent à leur échéance naturelle, au printemps 2001, ou plus tôt, comme l'exige M. Berlusconi.