Paris, Babel artistique

Avec « L'école de Paris », le musée d'Art moderne de la Ville de Paris poursuit son cycle d'expositions consacré à l'irruption de la modernité en Europe au début du xxe siècle. Après « Lumières du Nord », « L'expressionnisme en Allemagne » et « Le fauvisme », qui avaient chacune pour vocation de montrer la diversité des foyers de création sur le Vieux Continent, cette exposition se penche sur la spécificité de la scène culturelle parisienne au cours des trois premières décennies du siècle.

Le label « école de Paris » est inventé en 1925 par le critique André Warnod, pour désigner les artistes indépendants, français et étrangers, installés dans les quartiers de Montmartre ou Montparnasse, qui font alors de Paris une plaque tournante des innovations picturales. Le critique ne définit aucune esthétique ou facture commune, pas plus qu'il ne dresse une liste exhaustive du groupe pour cette « école » sans maîtres, sans théories, faite d'emprunts divers aux avant-gardes du moment.

Paris cosmopolite

Très vite, l'appellation se circonscrit aux « étrangers de Paris », cette communauté bohème qui est venue trouver à Paris un foyer de création. Cette interprétation s'impose rapidement dans les manifestations artistiques, à la Biennale de Venise de 1928, mais aussi en 1932, lors de l'ouverture officielle du musée des écoles étrangères au Jeu de paume, dont la salle 14 regroupe, de Picasso à Foujita, une grande partie des peintres labellisés « école de Paris ». L'exposition du musée d'Art moderne de la Ville de Paris a choisi de préserver les limites imprécises et perméables de ce territoire cosmopolite de la création. Elle s'ouvre avec Picasso, le grand métèque et pionnier de cette génération ; elle se clôt en 1929, dans un contexte où la profonde crise économique disloque les cénacles artistiques et pousse de nombreux artistes à rejoindre leurs pays d'origine. Entre 1904 et 1929, elle propose un panorama de vingt-cinq ans de création très disparates, où des artistes venus d'horizons très différents, mais en quête d'un même esprit de modernité, réagissent au pouls des grands mouvements du moment, entre cubisme et futurisme, figuration expressionniste et abstraction. Les artistes les plus connus sont Modigliani, Chagall, Foujita ou Soutine. D'autres, beaucoup plus oubliés aujourd'hui, ont pour nom Alfred Reth, Patrick Henry Bruce, Alice Bailly : beaucoup de Russes, des Hongrois, des Espagnols, quelques Américains...

L'exposition réunit 82 artistes, peintres, sculpteurs et photographes, qui, derrière la grande variété des factures, forment cette mouvance qui a fait de Paris la capitale des peintres de la vie moderne. Comment trouver, au-delà du style, un fil conducteur à ces recherches individuelles marquées par le désir d'affranchissement et de liberté ? Les commissaires ont pour cela créé des passerelles entre les œuvres, des résonances formelles et thématiques, autour de quelques partis pris dont celui qu'annonce le sous-titre de la manifestation : « La part de l'Autre ». L'exposition s'ouvre ainsi sur la question de l'altérité avec la figure tutélaire de Picasso, le Malaguène installé au Bateau-Lavoir qui se déguise sous les habits de l'Arlequin pour nous parler de cette différence culturelle.

Paris carrefour

Globalement, le parcours se déploie selon un ordre chronologique plus ou moins rigoureux. Après Picasso, choisi ici comme pionnier de ce mouvement, l'exposition montre tout un ensemble d'artistes qui réinterprètent la déflagration cubiste de la forme. Sur les pas de Picasso, de nombreux peintres (Juan Gris, Diego Rivera, Louis Marcoussis, Alexandra Exter, Morgan Russell, Baranoff-Rossiné...) vont donner leur propre interprétation des épures du cubisme, certains avec une prédilection pour la couleur (le Russe Chagall, l'Américain Russell ou la Suisse Alice Bailly...), d'autres pour le mouvement, avec des accents futuristes (le Portugais Amedeo de Souza Cardoso, le Russe Serge Charchoune, l'Italien Severini...). Ces peintres émigrés viennent picorer dans le tronc commun des avant-gardes, avec un certain éclectisme, un goût prononcé pour les formules de synthèse, mêlant archaïsme et modernité. C'est la section la plus impressionnante et subtile de l'exposition. Elle réunit des œuvres très peu vues, empruntées à de nombreuses collections privées, avec de réelles surprises, notamment venues de la sculpture (Brancusi, Lipchitz, Csaky, Zadkine, ou le très surprenant relief polychrome du Polonais Xavery Dunikowski). En peinture, c'est le cubisme analytique qui trouve des émules avec Reth, Rivera, Marcoussis, Exter, dont on découvre ici des œuvres très maîtrisées dans leur déclinaison d'un style apparu comme la révélation des Salons de 1911 et 1912. Une œuvre comme la Forge de Vladimir Baranoff-Rossiné, conservée au musée national d'Art moderne, des réserves duquel il ne sort jamais, dévoile à elle seule la grande capacité de ces peintres slaves à assimiler les révolutions plastiques de l'avant-garde parisienne. Plusieurs exemples de cette qualité sont réunis ici, formant l'un des points forts de l'exposition. Mais – et c'est une autre leçon de ces premières salles – l'assimilation du style n'est pas copie servile. Ces artistes venus d'horizons très divers se frottent à la modernité avec leur propre héritage culturel. C'est le cas de Chagall mêlant tour Eiffel et signes hébraïques et qui, dans son superbe Hommage à Apollinaire de 1911, salue les protagonistes du mouvement moderne (Apollinaire, Cendrars, Canudo, Walden) sous l'égide du mythe kabbalistique de l'hermaphrodite originel. La peinture renoue alors souvent avec le portrait (Chagall, Kisling, Zak, Chirico), comme si la question de l'identité ne pouvait faire l'économie d'une figure de « l'Autre » où se lie l'angoisse de l'intégration.

Paris révélé par la photographie

Les deux sections suivantes de l'exposition, intitulées « L'invention de Paris », évoquent le possible portrait-miroir de la Ville lumière à travers le regard, mélancolique ou fébrile, de ceux qui ont voulu l'adopter pour un temps. Les photographes réunis ici par Herbert Molderings, certains très connus (Brassaï, Abbott, Man Ray, Kertesz), d'autres moins (Lotar, Hoyningen-Huene), explorent les nouveaux outils de la mécanique de l'image pour réinventer les visages de la ville. C'est un pan de l'exposition assez peu attendu, tant l'école de Paris est associée aux peintres. Il existe pourtant de fait un groupe de jeunes photographes étrangers – parmi lesquels de nombreuses femmes – actifs à Paris au cours des années 1920, et réunis pour la première fois en mai 1928 au « Salon indépendant de la photographie ». On y retrouve Man Ray, Berenice Abbott, Germaine Krull, André Kertesz. Ils ont pour point commun une même volonté d'en finir avec le pictorialisme, qui associait trop le développement artistique de la photographie à la peinture. En dépit de leurs différences individuelles, un autre point commun les unit : le sujet de la Ville lumière et de ses mythes, la ville artiste par excellence, avec ses cabarets et ses bars, ses ateliers et ses maisons closes, curieux mélange, là encore, entre modernité (la Tour Eiffel de Germaine Krull) et nostalgie (le Paris pittoresque des quartiers anciens ou des petits artisans).