Matisse, invité par Signac, y passe l'été 1904 aux côtés de Cross. Le petit port lui inspire sa première composition décorative, Luxe, calme et volupté. Il enrichit considérablement la gamme de ses couleurs, avec tout un jeu sur la dégradation des teintes et le renfort tonal des rapprochements harmoniques de complémentaires. La touche est méthodiquement disposée sans sacrifier à un usage trop scientifique. Exposée au Salon des indépendants de 1905, achetée à cette occasion par Signac, cette œuvre marque le signe d'un renouveau possible du divisionnisme en perte de vitesse. Dans un paysage côtier méditerranéen, le golfe de Saint-Tropez, vierge de toute construction, avec pour seule végétation un pin sur le bord d'une plage, Matisse a placé une série de jeunes femmes qui s'essuient lascivement à la sortie du bain. Le thème de l'âge d'or et du repos méditerranéen – jusqu'à certains détails iconographiques dans les poses et la composition générale – dialogue pêle-mêle avec Gauguin, Cross, Signac, Puvis de Chavannes et Maurice Denis. Au-delà de l'exotisme « gréco-latin », Matisse cherche déjà à concilier l'éternel conflit entre dessin et couleur. Dans une lettre envoyée à Paul Signac, en juillet 1905, il évoque la difficile recherche d'un « accord parfait entre le caractère du dessin et le caractère de la peinture ». L'adoption de la touche divisionniste est une première tentative de solution, à laquelle il va rapidement opposer le système plus synthétique des grands à-plats cernés. L'exposition ne retrace pas assez « clairement » cette quête chromatique. Des cimaises en couleur auraient facilité la tâche et surtout un éclairage plus soutenu, portant les couleurs vers plus d'incandescence.

Saint-Tropez vu par Colette

« Une certaine couleur violette, qui naît de l'Est comme une sombre aurore, nous met debout. Ce violet impossible à peindre, insinué entre le jour et la chaude nuit, met fin quotidiennement à la fête méridionale. Il se mêle dans la mer au soufre vert du couchant, il y maîtrise et éteint le cuivre liquide et rouge, il pousse hors de la plage, en troupeaux, les enfants d'acajou mouillé et les jeunes filles nues, qui frissonnent pour la première fois de la journée. Une ombre inhospitalière creuse les seuils, et les œuvres de l'homme s'attristent. Les façades pergolas, à créneaux, à belvédères, à péristyle, ne sont plus que des jouets chancelants. »

« Midi sévère » (texte sur Saint-Tropez), repris dans Prisons et paradis, éditions Ferenczi, Paris, 1932.

L'idéologie de l'identité latine et le « nouveau classicisme »

Le second grand reproche que nous ferons à cette exposition est sa volonté trop délibérée d'esquiver les enjeux idéologiques de cette passion pour la Méditerranée, comme si, seul, l'hédonisme de la lumière avait pu attirer les peintres. C'est bien sûr, on l'a vu, le cas des grands peintres de la modernité ; c'est beaucoup moins le cas des autres figures que nous donne à découvrir l'exposition. L'exemple de la sculpture classique de Maillol, Méditerranée, est à ce titre tout à fait instructif. La Méditerranée de Maillol est présentée au Salon d'automne de 1905, près de la fameuse « cage aux fauves » qui réunit les toiles bigarrées de Matisse, Derain et Vlaminck. L'œuvre est alors intitulée sobrement Femme, puis, quelques années plus tard, baptisée Pensée et Pensée latine avant de prendre, au cours des années 1930, un nom plus allégorique, Méditerranée. Très sobre dans son modelé, elle va devenir l'emblème avant-coureur d'un « nouveau classicisme », où le thème méditerranéen est pensé comme une opposition latine à la liberté romantique du Nord. L'œuvre de Maillol répond en effet à un contexte idéologique bien précis qu'il aurait été utile de rappeler dans cette exposition, à moins de n'interpréter les œuvres que sous le signe d'une mythologie méditerranéenne sans contenu. La revendication de l'héritage gréco-latin en France traverse l'ensemble du xixe siècle. Elle connaît cependant, au passage du siècle, un regain d'intérêt dans le sud de la France avec les mouvements régionalistes, au rang desquels le courant mené par le poète grec d'expression française Jean Moréas et son « École romane », chargée de retrouver dans le patrimoine linguistique régional les racines culturelles latines et d'assurer, dans un « commun idéal de romanité », l'unité du midi de l'Europe.