L'exposition de Françoise Cachin, qui bouscule la chronologie, n'a pas pour propos d'établir un lien de nécessité entre la découverte émerveillée d'un site, son invention picturale et l'accouchement de l'art moderne. Les peintres, en effet, ne venaient pas chercher la même chose en quittant Paris et chaque génération, entre 1850 et 1920, abordait le midi de la France avec des préoccupations stylistiques nouvelles. Il faut évidemment mettre à part les enfants du pays – les modestes Guigou et Loubon, avec lesquels débute le parcours – qui se contentent de peindre les environs de Marseille ou de Toulon à la manière de Decamps et de ses tableaux orientalisants. Ce sont leurs successeurs, réalistes ou impressionnistes, qui vont chercher à traduire le soleil du Sud de façon neuve, à reproduire l'éblouissement de la lumière locale. Renoir et Monet font le voyage en 1883, c'est-à-dire assez tardivement. Ils visitent la côte, entre Marseille et Gênes, et rentrent fascinés. Monet reviendra seul, l'année suivante, pour peindre à Bordighera, près de la frontière italienne. Il y retrouve la profusion des palmiers et des couleurs, s'enchante devant la richesse des variétés des arbres et des plantes exotiques, se passionne pour l'intensité du rose des lauriers.

La Méditerranée peut apparaître alors comme l'ultime haut lieu d'un second impressionnisme, plus débauché, plus luxuriant que celui qui a été capturé sous les lumières plus fugitives du Bassin parisien. Réticent face à cette débauche, Félix Fénéon, le grand défenseur du néo-impressionnisme, parle de « brillante vulgarité » devant les toiles que Monet rapporte de la Riviera. L'épreuve du feu, vingt ans avant que Derain ne s'y brûle, c'est à Menton, Antibes et Bordighera que Monet l'affronte en s'interrogeant sur la capacité de sa peinture à restituer sans artifices (l'indigo et le vermillon des orientalistes romantiques) l'air et la lumière chauffés à blanc : « Il faudrait peindre ici avec de l'or et des pierreries. » Le même souci anime la génération suivante, celle de Signac et Cross. Avec d'autres moyens, la division du ton, la pureté pigmentaire et la pulsion rétinienne, l'un et l'autre triomphent dès 1892 du soleil indomptable. Ce n'est pas en forçant sur le bleu et le rouge qu'on peint l'incendie provençal, Signac l'a bien compris, qui note dans son Journal en 1894 : « Il n'y a dans ce pays que du blanc ; la lumière reflétée partout mange les couleurs locales, et grise les ombres. Les tableaux de Van Gogh faits à Arles sont merveilleux de furie et d'intensité, mais ne rendent pas du tout la luminosité du Midi. » C'est en voiture à cheval que Courbet avait rejoint les plages de Palavas en 185 ; trente-quatre ans plus tard, Van Gogh atteint Arles en utilisant le P.L.M. Mais, lorsqu'ils découvrent le Midi, le premier peint déjà clair et le second ne jure que par l'âpreté des paysages de Cézanne. Ne prêtons pas au soleil toutes les vertu : il n'a été que le stimulant plus ou moins actif d'une révolution picturale déjà amorcée, même si c'est pourtant bien dans le bleu intense de la Mare nostrum que semble se plonger le pinceau libéré des peintres de la modernité. Van Gogh va en faire l'expérience aux Saintes-Marie. Il y développe ses recherches sur le contraste simultané : « Maintenant que j'ai vu la mer ici, je ressens tout à fait l'importance qu'il y a de rester dans le Midi et de sentir qu'il faut encore outrer la couleur davantage. »

Un manque d'éclat

Bien sûr, il serait très réducteur d'associer le voyage en Méditerranée à la seule quête d'une couleur libérée. Car si le bleu triomphe, du premier Courbet à la boîte de violon de Matisse, la palette méridionale se révèle parfois des plus fuyantes, la subjectivité de l'artiste et les enjeux stylistiques propres à chacun d'entre eux l'emportant à l'évidence sur le choc électrique du Midi : « La Méditerranée a une couleur comme les maquereaux, écrit Van Gogh, c'est-à-dire changeante. » Cependant, dans la petite histoire de la modernité, il s'agit pourtant bien de cette émancipation de la couleur sur le dessin. Comme l'explique Georges Roque dans le catalogue, ce qui change autour des années 1880, c'est la traduction de la lumière du Sud : aveuglante, elle décolore tout, aveuglés, les peintres au contraire haussent le ton pour égaler son intensité. Le feu d'artifice des fauves en est l'aboutissement.