Tout cela n'a pas compromis la politique des « vedettes » qui font l'affiche. Au Théâtre-Antoine, Marie-Christine Barrault a repris Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras ; au Théâtre Montparnasse, Niels Arestrup et Emmanuelle Seigner étaient les héros de Fernando Krapp m'a écrit cette lettre de l'Allemand Tankred Dorst ; aux Bouffes-Parisiens, Philippe Torreton, ex-valeur sûre de la Comédie-Française, s'est fait l'interprète d'une comédie signée par son épouse Anne-Marie Étienne, On ne refait pas l'avenir ; au théâtre de l'Œuvre, Michel Aumont et Robin Renucci se sont retrouvés dans Grand Retour du jeune auteur Serge Kribus ; au théâtre de la Renaissance, Georges Wilson et Cristina Reali ont ressuscité Une chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams ; au théâtre de la Porte-Saint-Martin, Francis Huster, nouveau directeur artistique du théâtre de la Madeleine, a interprété en solitaire un spectacle en hommage à Octave Mirbeau, J'adore la vie ; à la Comédie des Champs-Élysées, Christophe Malavoy s'est confronté au Pirandello de On ne sait comment. Jacques Villeret, enfin, a retrouvé la scène avec Jeffrey Bernard est souffrant de l'Anglais Keith Waterhouse au théâtre Fontaine.

L'« événement » Adjani

Mais l'événement de l'année 2000 aura été le retour sur les planches, après dix-sept ans d'absence, d'Isabelle Adjani dans la Dame aux camélias, au théâtre Marigny, à l'invitation d'Hossein. Les cent représentations ont confirmé l'aura dont bénéficie la comédienne auprès du public ! Peu importe la qualité d'un spectacle très conventionnel mis en place plus que mis en scène par Alfredo Arias. Savamment orchestré par un remarquable plan média, c'est moins le drame de Dumas, entièrement réécrit par René de Ceccatty, que la « star » que l'on est venu applaudir, bouleversante dans la scène finale de la mort de l'héroïne. L'instant des saluts, au terme de la représentation, était sans équivoque : après avoir été ovationnée plusieurs fois au milieu de ses camarades, Isabelle Adjani est revenue seule sur le plateau, saluant le public d'un côté avant d'aller le saluer à nouveau de l'autre dans un mouvement que n'auraient pas renié les divas d'opéra et les monstres sacrés de jadis...

Étrange retour à un théâtre du xixe siècle, alors qu'au même moment, la Bibliothèque nationale de France célébrait une actrice mythique : Sarah Bernhardt. À travers la magnifique exposition qui était consacrée à celle qui fut une inoubliable Dame aux camélias, on a pu redécouvrir une femme moderne, première « star » avant même la naissance du terme, applaudie dans le monde entier, de l'Amérique du Nord à l'Amérique du Sud, de l'Australie à la Russie, du Sénégal à la Roumanie... Véritable modèle toujours actuel, jusque dans sa façon de « gérer » son « image », elle avait cependant un plus qui manque cruellement aujourd'hui à la plupart : un don de soi, une générosité, un courage sans limites. Capable de se faire infirmière pour soigner les soldats blessés de la guerre de 1870, ou de prendre ouvertement le parti et la défense de Zola lors de l'affaire Dreyfus. Mais aussi témoignant d'une vraie passion pour son métier et le public qui lui fit confondre, jusqu'à sa mort, sa propre existence et le théâtre, l'art de la scène et sa vie... toujours sous le signe d'une exigence folle.

Seule, sans doute, Jeanne Moreau peut lui être comparée aujourd'hui. Comédienne au parcours exemplaire, reconnue dans le monde entier, elle a signé sa toute première mise en scène au théâtre avec Un trait de l'esprit de l'Américaine Margaret Edson, au Théâtre national de Chaillot. La pièce raconte le combat d'une femme atteinte d'un cancer et qui se sait condamnée. On lui avait proposé de la jouer. Elle a préféré la mettre en scène, par besoin comme elle l'a dit de « se mettre au service des autres », en l'occurrence Ludmilla Mikaël, crâne rasé, force qui va bouleversante. « Quoi de plus beau que de découvrir un personnage magnifique et de l'offrir à une actrice ? » dit-elle...

Jeanne Moreau, parcours de théâtre

Jeanne Moreau, c'est la grande dame du cinéma, celle qui tourna avec Welles, Truffaut, Antonioni, Losey, Renoir, Malle... Mais c'est aussi, et d'abord, une femme de théâtre. Entrée au Conservatoire en 1946, à l'âge de dix-huit ans, contre la volonté de son père, elle a participé au tout premier Festival d'Avignon, en 1947, qui s'appelait alors Semaine d'art. L'année suivante, elle est engagée à la Comédie-Française. Elle n'y reste que deux ans avant de retrouver... Jean Vilar et le TNP. Elle n'y demeure pas plus, un an tout juste, mais un an qui en paraît mille, tant la mémoire collective est encore marquée par le couple qu'elle forme avec Gérard Philipe dans le Cid et le Prince de Hombourg... Définitivement rétive à la vie de troupe, elle se laisse happer par le cinéma, sans pourtant s'éloigner trop encore des planches. L'année 1956 est celle d'Une chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams, mise en scène par Peter Brook, ce même Peter Brook qui la fera tourner dans son film Moderato cantabile d'après Marguerite Duras. Le cinéma la reprend. Il faut attendre 1974 pour qu'elle revienne à la scène. Contrairement à d'autres qui, dans pareil cas, se cantonnent aux aventures à risques limités, Jeanne Moreau se lance dans la création d'un auteur alors jugé d'avant-garde : Peter Handke. C'est la Chevauchée sur le lac de Constance. Autour d'elle, la distribution est bonne : Michaël Lonsdale, Bulle Ogier, le tout jeune Gérard Depardieu. Le scandale n'en est pas moins grand ! Elle retrouve cependant deux ans plus tard son metteur en scène, Claude Régy, pour une Lulu qui sera... un échec. Hormis quelque « boulevard » (elle joue l'Intoxe de Françoise Dorin), on ne la voit plus au théâtre... jusqu'à la fin des années 80 avec, notamment, de grandes retrouvailles avec le Festival d'Avignon et la Cour d'honneur : Antoine Vitez la dirige dans la Célestine de l'Espagnol Rojas. Cependant, elle a déjà fait sa « grande rencontre » : celle du metteur en scène allemand Klaus Michael Grüber, qui la met en scène, en 1986, dans le Récit de la servante Zerline, d'après Hermann Broch. Un spectacle, pour ceux qui l'ont vu, inoubliable. Une expérience, pour Jeanne Moreau, qui l'est tout autant, alors qu'elle faillit tout abandonner au milieu des répétitions. Pour la première fois, elle avait peur. Devant son attitude, Grüber la laissa partir un soir. Elle erra, se souvint-elle, toute la nuit dans Paris. Le lendemain, elle reprenait le travail... C'est peut-être en mémoire de cette expérience qu'elle s'est attelée, cette fois, à la mise en scène avec Un trait d'esprit. Rappelant la phrase que lui avait murmurée Grüber : « Rien n'est plus beau qu'un acteur qui n'a plus peur. »

Didier Méreuze,
journaliste à la Croix