L'autre figure mythique, c'est le Russe Youri Lioubimov. Fondateur en 1964 du légendaire Théâtre de la Taganka à Moscou, cet octogénaire a mis en scène Marat-Sade. Prenant prétexte de la pièce de Peter Weiss, il s'est révélé d'une juvénilité étourdissante dans un rire qui, pour être franc, a su se montrer amer aussi. Assis au milieu des spectateurs, une lampe torche à la main, il fallait le voir guider les acteurs emportés dans le tourbillon d'une fête gaillarde et iconoclaste en diable. Ponctué de rythmes rock et de chansons de Piaf, de danses et de claquettes, de grands airs d'opéras et d'acrobaties de cirque, le spectacle ne proposait pas uniquement un regard russe sur la Révolution française et sur l'histoire. Il ramenait aux mots d'ordre pour lendemains qui devaient chanter et n'ont jamais chanté comme au triomphalisme d'un Occident libéral à la superbe par trop arrogante...

De quoi relativiser la découverte de jeunes metteurs en scène de l'Est, dont plusieurs de très haut talent, tel Grzegorz Jarzyna, âgé de trente et un ans tout juste, présent avec Yvonne, princesse de Bourgogne de Gombrowicz et le Prince Mykhine d'après Dostoïevski. Tel le Lituanien Korsunovas avec le Maître et Marguerite de Boulgakov... Trois spectacles très beaux, très fins. Mais, faut-il le dire, trop bien réglés, trop bien cadrés. Sans la liberté de ceux qui, entrés déjà dans l'histoire et les dictionnaires, n'ont plus rien à prouver.

Ouvert dans la cour d'honneur par la reprise d'une chorégraphie de Pina Bausch, le Laveur de vitre, Avignon aura été prodigue en moments heureux. Qu'il s'agisse des retrouvailles avec Zingaro à l'enseigne de Bartabas et de ses chevaux célébrant, sous le titre générique de Triptyk, le Stravinsky sauvage du Sacre du printemps ou celui plus mystique de la Symphonie de psaumes, ainsi que le Boulez de Dialogue de l'ombre. Qu'il s'agisse de celles avec Olivier Py, grand ordonnateur d'un théâtre fleuve s'interrogeant en un immense voyage autour de la Terre sur Dieu, le diable, l'homme, la providence avec l'Apocalypse joyeuse. Qu'il s'agisse encore de celles avec Valère Novarina, aux grandes interrogations toujours renouvelées sur le verbe, sur « l'homme témoin de l'homme » et sur la mort conjurée, dans l'Origine rouge. Qu'il s'agisse, enfin, de celles avec Philippe Caubère reprenant dans la carrière Boulbon son autobiographie théâtrale avec Claudine et le théâtre.

Mais, surtout, on n'oubliera pas la Societas Raffaello Sanzio de l'Italien Romeo Castellucci. Révélée par le Théâtre du Maillon, à Strasbourg, avec un Giulio Cesare inspiré de Shakespeare, puis en 1999 avec une mise en théâtre et en images sidérante du Voyage au bout de la nuit de Céline, cette troupe familiale (enfants, épouse, belle-sœur...) a investi pour la troisième année consécutive le Festival d'Avignon avec Genesi, sous-titré « Depuis le musée du sommeil ». Prenant appui sur le premier livre du Pentateuque, ce spectacle total dans l'utilisation de la musique, du son, des lumières, conduisait, à rebours, de la découverte du radium placée sous le signe de Satan au meurtre d'Abel par Caïn, en passant par Auschwitz... Le parcours, très structuré, n'était pas toujours d'une évidence facile à suivre. Mais les visions prégnantes mêlant aux animaux en liberté la nudité de corps vieillis, malformés, frappaient droit au cœur, droit au ventre avec une violence poétique pour traiter du bon et du mauvais, de l'existence, de la naissance du remords...

Le printemps du Festival d'automne

C'est le même spectacle, précédé de Il Combattimento, une adaptation du Combat de Tancrède et Clorinde à faire se hérisser les cheveux sur la tête des puristes montéverdiens, que l'on a pu revoir quelques semaines plus tard au théâtre de l'Odéon à Paris, dans le cadre d'un Festival d'automne, lui aussi d'une vitalité singulière. Inaugurée de façon tout à fait inattendue par un cycle consacré aux conteurs de tous pays, suivi d'un autre voué aux paroles de mystiques juifs, chrétiens et musulmans, cette manifestation fondée en 1972 par Michel Guy a retrouvé sa jeunesse au fil de propositions surprenantes et joyeuses, comme le conte fantastique et musical de Julian Crouch et Phelim McDermott, Shockheaded Peter, à l'Opéra-Comique, ou les deux Hamlet, l'un créé par Peter Brook au théâtre des Bouffes-du-Nord avec un acteur noir dans le rôle-titre, l'autre installé à la MC 93 de Bobigny par l'Allemand Peter Zadek avec une femme dans le même rôle...

À travers le doux pays de France

Sans doute, ailleurs en France et sur d'autres scènes, le théâtre a-t-il brillé aussi de tous ses feux. Poursuivant sa politique de carte blanche à des talents hors des sentiers « rebattus », la Maison de la culture d'Amiens a ouvert ses portes à Jacques Osinski, jeune metteur en scène de Büchner avec un Léonce et Lena annonciateur de Woyzzeck, ainsi qu'à Jean-Louis Hourdin, « chef de troupe » tout en générosité grave et gaillarde avec le Théâtre ambulant de Chopalovitch de Lioubomir Simovitch...