Cette recherche extrême d'un théâtre à l'épure absolue n'aura pas été l'apanage de Régy. On l'a décelée aussi, paradoxalement, chez Georges Lavaudant. Non que le directeur du Théâtre national de l'Odéon ait renoncé à un art de la représentation baroque, combinant danse et théâtre, music-hall et musiques d'aujourd'hui pour inviter le spectateur à laisser vaquer son imaginaire comme ce fut le cas au printemps avec Fanfares, une suite de séquences entre rêve et autobiographie composée à partir d'un travail collectif avec les acteurs qui l'accompagnent depuis toujours (Bouzid Allam, Annie Penet, Gilles Arbona, Philippe Morier-Genoud, Patrick Pineau...). Il n'empêche. Faisant preuve d'une capacité exceptionnelle de renouvellement tout en demeurant fidèle à lui-même, c'est une Orestie d'une rare tenue qu'il a présentée au début de l'année. Installant la tragédie d'Eschyle dans un univers de sable et de hauts murs ocre et nus, il a signé une mise en scène donnant avant tout le texte à entendre, porté exclusivement par des acteurs au geste rare, au jeu hiératique, vêtus pour la plupart uniquement de noir, pantalons, manteaux et chapeaux. Remplissant de leur corps le vide de la scène, le débit lent, le phrasé doux, ils semblaient laisser s'échapper malgré eux la parole comme le flot d'un torrent à la force irrépressible.

Héros du renouveau théâtral dès la fin des années 60, Jean-Pierre Vincent, lui, s'est illustré cette année avec deux mises en scène à l'intelligence que beaucoup peuvent lui envier. Il y a eu d'abord Homme pour homme, première œuvre épique du jeune Brecht revisitée avec une vitalité n'excluant ni l'humour ni la farce (ah ! la scène de la vente de l'éléphant !) sans rien perdre de la profondeur grave et terrible d'un propos encore plus d'actualité aujourd'hui qu'hier : la perte de soi et de son identité au nom du principe que chacun est interchangeable et qu'un être, quel qu'il soit, en vaut toujours un autre... Tout l'art de Jean-Pierre Vincent tient là : dans cette capacité, à partir d'une œuvre du passé, de remettre à l'heure les pendules du présent. C'est encore plus flagrant avec sa mise en scène de Lorenzaccio qui entremêle les références et les époques, du xixe au xxie siècle. On est loin des clichés et de la vision doucereuse d'un Musset inoffensif... Interprété par un jeune comédien avançant dans la pièce comme un funambule sur un fil, Jérôme Kircher, Lorenzaccio n'a plus rien du « romantique rêveur ». Il se révèle le soldat perdu d'un combat pour la liberté et les hommes qu'il sait vain, avant même de l'avoir commencé. Ce qui se raconte sur le plateau, c'est autant sa propre histoire que celle de Musset, c'est l'histoire en marche jusqu'au désarroi de la jeunesse d'aujourd'hui. L'esprit est à la révolte, dans la violence et la noirceur d'un théâtre qui bouscule.

Sous le soleil d'Avignon

Le spectacle, créé à Marseille, a été repris au Théâtre des Amandiers, à Nanterre, après un passage au Festival d'Avignon, dont il aura constitué l'un des temps forts. Il succédait, dans la cour d'honneur du palais des Papes, à une autre création exceptionnelle coproduite par le festival : Médée d'Euripide, mise en scène par Jacques Lassalle avec Isabelle Huppert. Là encore, les tenants de l'académisme en auront été pour leurs frais. Sous sa gouverne, la tragédie écrite il y a plus de 2 500 ans, et retraduite tout exprès par Myrto Gondicas et Pierre Judet de La Combe, a retrouvé ses couleurs d'origine : celles d'un tragique qui n'a pas besoin de pompes pour exister. La trivialité du quotidien et du fait divers lui suffit amplement. Pour connaître le malheur, nulle nécessité de trôner sur l'Olympe. La détresse et la douleur des plus humbles pèsent du même poids que celles des puissants. Avec une simplicité savante, Isabelle Huppert a rendu à Médée son vrai statut : moins demi-déesse que femme délaissée passant en permanence des pleurs à la dénonciation, du calcul à l'accablement dans un jeu nourrissant chaque mot de sa vie, de ses larmes, de son sang...

Figures mythiques

Hasard ? Deux figures mythiques du théâtre invitées d'un Festival d'Avignon, décidément très riche à l'occasion de sa 53e édition, ont créé à leur tour la surprise. La première était Pip Simmons, enfant terrible du théâtre d'intervention des années post-soixante-huit. Retiré en Suède depuis 1985, ce Britannique est revenu ressusciter un spectacle de légende : An die Musik. Lors de sa création, en 1975, cette « opérette d'un acte sur le thème d'un rêve d'Anne Frank » avait fait scandale. Reprise un quart de siècle après avec les acteurs du Théâtre juif de Bucarest, elle a conservé toute sa force de provocation. C'est que, dans le même tohu-bohu de musique, d'images chocs, de violence étalée sur scène avec les sévices infligés aux Juifs déportés par les nazis, elle possède toujours les vertus d'un théâtre de vérités bonnes à dire mais désagréables à entendre. Sur l'Holocauste, bien sûr, mais aussi sur la barbarie et la cruauté, le retour des bêtes immondes qui resurgissent de partout aujourd'hui, dans les vieilles comme dans les nouvelles générations.