Le malheur vient d'Élisabeth, sœur stupide et malfaisante qui transforma Nietzsche, contre toute vérité, en penseur officiel du IIIe Reich, enrôlé dans le bataillon des grandes « gloires allemandes », censées avoir annoncé ce que Hitler incarne et met en œuvre. Comment le grand esprit libre est-il devenu ce « combattant » dont le Führer fait l'éloge ? Dans cette trahison violente, le rôle de la sœur est capital. « Il ne peut être question d'une réconciliation avec cette oie antisémite vengeresse », écrivait Friedrich en parlant d'Élisabeth. Malgré tout, cette dévorante arriviste est parvenue à triompher, au moins un temps.

Retour dans la maison de Weimar, durant ces onze années où Nietzsche vit sans vraiment pouvoir penser. Le corps sans défense est livré au délire d'Élisabeth. Le penseur est utilisé à des fins qu'il réprouve. Sa sœur exploite son hébétude, trafique ses éditions, recompose sa biographie, lui attribue des thèses qu'il n'a jamais soutenues. Elle fonde les Archives Nietzsche et les transforme en instrument de son pouvoir, Dans les années 1930, Élisabeth va délibérément fournir le philosophe comme caution aux nazis, après l'avoir recomposé comme il fallait. Le Führer, de son côté, n'est pas mécontent d'offrir une caution culturelle à sa troupe de soudards. Il rend visite à la vieille dame, lui ouvre des crédits. Il fait même porter des fleurs au Paraguay sur la tombe de son mari, l'antisémite Bernard Förster qui avait voulu fonder sur des terres nouvelles une colonie allemande racialement pure. Élisabeth est satisfaite : « Nous sommes très heureux que Mussolini et Hitler aient adopté Nietzsche », écrit-elle. En 1935, le 11 novembre, elle a droit à des funérailles nationales. Goebbels a la grippe et se fait excuser. Hitler passe en revue la garde d'honneur.

Nietzsche n'avait pas prévu cette ignominie de la petitesse. Il était pourtant doué d'un sens prophétique étonnant. Ce qui étonne le plus, chez lui, c'est peut-être l'acuité de certaines anticipations. Il annonce par exemple, dans les années 1880, à un moment où personne n'y pense en ces termes, que « le xxe siècle sera le siècle des guerres ». Il sait déjà, à la même époque, que le socialisme est porteur de grands crimes éventuels : « En fait je souhaiterais qu'il fût démontré par quelques grandes expériences que dans une société socialiste la vie se nie elle-même, tranche ses propres racines [...] cette démonstration par l'absurde dût-elle être conquise et payée d'une énorme dépense de vies humaines. » Nietzsche décrit aussi la transformation de la culture en marchandise et la naissance dans les lettres du chef de produit : “Quels gens, et combien de gens consomment cela” ? : voilà, pour lui la question des questions. »

Nietzsche annonce enfin l'homme de l'avenir, celui de demain, le « surhomme ». L'histoire du siècle l'a confondu avec une race supérieure. C'est un total contresens : le surhomme est une autre combinaison de la réalité. Nous n'avons pas épuisé les possibilités de la matière. Plusieurs sortes d'humanités ont existé, d'autres s'inventent encore, au fil des doutes et des siècles. Un jour, ce que des êtres humains peuvent concevoir, et sentir, et vouloir, changera peut-être tout à fait. Si toutefois, souligne Nietzsche, l'humanité sait surmonter le vide et l'effondrement.

Nietzsche est encore un mystère. Un siècle de commentaires, plusieurs éditions des œuvres complètes, diverses biographies n'ont pas dissipé cette énigme, pas diminué sa puissance de subversion. Cette pensée indéfiniment multiple, contradictoire sans incohérence, entre difficilement dans nos bibliothèques, comme ferait un corps vivant. Lui-même annonçait qu'il ne serait peut-être entendu qu'après l'an 2000. Il est temps de s'y mettre.

Roger-Pol Droit
CNRS