C'est l'Afrique ravagée par la faim, l'épidémie, les affrontements sanglants que l'écrivain francophone Ahmadou Kourouma entreprend de faire apparaître dans Allah n'est pas obligé (prix Renaudot). Mais il se sert de la voix et des paroles maladroites de Birahima, enfant soldat dopé au hasch, pour dresser un tableau d'autant plus terrifiant que son narrateur ne saurait imaginer d'autre réalité : « En Sierra Leone règne le bordel au carré. » Du même coup, l'auteur n'a pas recours à une variété du style brisé caractéristique de l'époque, mais, avec une ironie secrète, il transforme le « petit nègre » en langue littéraire.

La discontinuité maîtrisée

De même que la musique contemporaine brise volontiers toute mélodie pour mieux suggérer notre temps saccadé dans lequel vibrent les échos multiples des événements tragiques et la discontinuité de toute existence, de même, la plupart des écrivains ont recours à cette discontinuité dans la composition. Un des meilleurs exemples nous est fourni par Jean-Jacques Schuhl, qui, avec Ingrid Caven (prix Goncourt), nous restitue par fragments la vie d'une actrice chanteuse, un temps mariée à Fassbinder, avec qui elle a tourné une quinzaine de films. Mais cette technique conduit ici à faire du mystère d'une vie un long poème et se veut « un prélèvement sur l'obscur ». Renonçant de même à l'intrigue romanesque traditionnelle, Tiphaine Samoyault (Météorologie du rêve) nous entraîne de souterrains en ciels brouillés et, se targuant d'une composition aléatoire, déploie un chant de l'amour clandestin. Rien de clandestin dans les amours de Camille Laurens (Dans ces bras-là, prix Femina), mais un désir d'amour toujours à satisfaire.

Dans cet effort de dire une existence par l'entremise du sentiment de sa discontinuité, la trame romanesque se délite. L'Idéal chaviré d'Emmanuelle Rousset s'interroge sur le mal. Le récit bascule vers l'essai. Inlassablement, tous les hommes vont à leur perte et l'écriture ne résiste que par la mise en place d'une logique implacable.

Le Garçon manqué Nina Bouraoui s'attarde sur la crise d'identité liée au métissage : sa narratrice souffre de sa double appartenance culturelle : « Mon corps se compose de deux exils. » Cependant la conclusion est moins noire : la classique rédemption de l'amour est possible.

L'enfance au cœur

La difficulté de vivre conduit également à parcourir les sentiers de l'enfance, qui, même lorsque la nostalgie se manifeste, sont plutôt hérissés de pierres coupantes. Avec talent, Yves Bichet recompose à petites touches, dans les Terres froides, l'enfance passée dans son pays d'Isère. J.M.G. Le Clezio, avec son titre non moins suggestif, Cœur brûlé, assemble une suite de récits où les incertitudes de l'éveil à la vie conduisent aux brûlures ultérieures. Lorsque Amélie Nothomb se penche de nouveau sur son adolescence au Japon (Métaphysique des tubes), ce sont encore les contraintes de cette culture qu'elle examine sans complaisance.

Le Diabolus in musica (prix Médicis) de Yann Appery se situe plus dans la tradition du roman d'initiation. Éveil à la musique de l'enfant grâce à un organiste, puis succession de rencontres, mais nulle sagesse au bout du chemin, seul compte le moment où les routes se croisent : « Je dis que la rencontre est une fin. »

L'hypertrophie du moi

L'importance donnée au « je » par tous ces narrateurs peut, éventuellement, conduire à des excès, au nom de la provocation, avec une touche ou non d'ironie ou de satire. Il s'agit parfois d'une véritable manœuvre commerciale, ainsi du succès fait à 99 F de Frédéric Beigdeber, qui se résume à une entreprise de valorisation de l'ego. Comme antidote, il faudrait recommander le Colloque des bustes de Bernard Comment, courte satire de notre « société du spectacle » ou comment on peut se transformer en statue vivante et ce qu'il en advient. Mais un romancier délicat comme Éric Holder se risque cette fois, dans la Correspondante, à suivre l'itinéraire d'un écrivain, lui-même peut-être, qui laisse les lettres de ses admiratrices sans réponse, jusqu'au jour où il succombera et se permettra une escapade amoureuse. Que penser, par ailleurs, d'une œuvre curieuse, mais non dépourvue de talent, la Prise de Genève de Max Genève ? L'auteur s'y décrit comme mort sous son ex-nom de Jean-Marie Geng, puis ressuscité sous celui de Genève, démontrant par là que changer de nom représente un pouvoir. Celui, sans doute, d'écrire l'autre livre qu'il publie, l'Ingénieur du silence, qui se situe dans une tradition picaresque tout en mettant en cause « les gestapistes de la génétique » intrigués par le fait qu'une décharge électrique puisse rajeunir le héros de l'histoire, un ingénieur du son.

Tradition

Nombres de livres restent encore dans la tradition du récit bien fait et ce ne sont pas nécessairement les moins populaires. Il en va ainsi de On dirait qu'on serait d'Alain Gerber, où ce dernier reprend la chronique belfortaine de ses débuts. De même de Terrasse à Rome de Pascal Quignard, qui lui vaut d'ailleurs le prix de l'Académie française. Mais comment ne pas signaler une tentative, à vrai dire unique, de renouer avec la narration poétique disparue depuis le xixe siècle ? Sylvie Gouttebaron a osé revenir à ce genre avec son Comme en l'image, où elle entreprend d'évoquer Gesualdo, madrigaliste célèbre qui, par jalousie, avait tué son épouse en 1586.