Forte de sa position de château d'eau du Proche-Orient et de son contrôle du Tigre et de l'Euphrate, la Turquie se trouve dans une position géopolitique fort enviable. Elle retrouve un certain ascendant auprès de ses voisins et peut proposer l'idée d'un pipeline international dans la région du Proche- et du Moyen-Orient. Le plan prévoit deux pipelines principaux, l'un à l'est et l'autre à l'ouest, qui peuvent avoir des ramifications secondaires. L'aqueduc oriental doit transporter l'eau vers la Syrie, la Jordanie et l'Arabie Saoudite et, de là, vers les émirats du Golfe et Oman. Le pipeline occidental doit traverser la Syrie, Israël, la rive occidentale et la Jordanie, pour enfin gagner l'Arabie Saoudite. Ainsi, la Turquie fournirait environ 6 millions de m3 par jour à toute la péninsule arabique. Pour l'instant, les États arabes refusent d'inclure Israël. Le préalable passe par un accord de paix entre l'État hébreu et ses voisins, surtout ceux des territoires palestiniens. De plus, depuis la guerre du Golfe, les pays arabes se méfient d'une Turquie qui a profité des bombardements sur les usines d'eau de Bagdad pour couper les robinets de l'Euphrate et remplir son lac Atatürk. Du côté des Émirats, on invoque donc un moindre coût des usines de dessalement par rapport à ce projet. En attendant, la Turquie a décidé de commencer par l'aqueduc oriental. Pour ce faire, elle n'a pu s'engager qu'avec son alliée la Syrie, en lui garantissant un débit minimal de 500 m3 par seconde dans l'Euphrate. Voilà tout ce qui reste de l'ambitieux projet « aqueduc de la paix ». Mais la Turquie prépare son avenir avec un atout maître, l'Euphrate. Elle s'est engagée dans un programme appelé Grand Projet anatolien, qui vise à remodeler les immenses plaines et les plateaux steppiques du Kurdistan. Elle a déjà construit le quatrième barrage de l'Euphrate, le barrage Atatürk, qui fournit l'énergie de deux centrales nucléaires et irrigue 500 000 hectares. Lorsque le lac est plein, la réserve contient vingt-quatre fois la consommation totale d'Israël, soit 48 milliards de m3. Vers 2015, quand les 21 barrages et les 17 usines hydroélectriques sur l'Euphrate seront terminés, la Turquie souhaite transformer cette région deux fois plus grande que la Belgique en un eldorado californien. La promesse d'une région rénovée par des cultures de fruits, de légumes, de fleurs et de coton laisse de marbre les autonomistes kurdes, qui y voient plutôt la promesse d'une noyade de la volonté d'indépendance du peuple kurde. Deux cents villages ont effectivement été noyés. Des dizaines de milliers d'habitants ont été transférés dans des villages neufs avec des noms nouveaux. Ce programme turc représente également une menace pour la Syrie et l'Irak, situés en aval, car le tunnel d'irrigation qui sort du réservoir Atatürk va prélever le tiers du débit de l'Euphrate.

Le 16 mars 1999, Hosni Moubarak (Égypte) et le nouveau roi de Jordanie, Abdallah II, donnent le coup d'envoi de la première phase d'un réseau électrique reliant l'Afrique et l'Asie. Ce réseau rattaché à l'Europe, via la Turquie, doit raccorder tous les pays du Proche-Orient. Mais l'Irak, sous sanction des Nations unies, est exclu. La même sanction est d'ailleurs appliquée au gouvernement hébreu de Netanyahou qui bloque le processus de paix. Il faut se souvenir qu'en 1998, ce dernier n'a pas voulu fournir les 50 millions de m3 d'eau auxquels le royaume de Jordanie a droit en vertu du traité de paix entre les deux pays. Ce regain de tension israélo-jordanien rapproche Abdallah II de la Syrie d'Hafez el-Assad, et balaie les efforts de stratégie mis en place par les précédents gouvernements israéliens d'Itzhak Rabin et de Shimon Peres.

Dis-moi ce que tu cultives...

Les chercheurs ont une vision globale tout à fait originale de la gestion de l'eau à l'échelle de la planète. L'eau contenue dans les aliments est un outil de répartition des ressources. Pour produire un œuf, il faut 1 000 litres d'eau ; 1 kg de maïs, 400 litres ; 1 kg de blé, 1 500 litres, etc. L'idée est de redistribuer les types de cultures en fonction du type de pays. Ainsi, en important certains aliments plutôt que de les cultiver, l'Égypte a pu économiser 18 millions de m3 d'eau en un an. Mais permettre que les vivres puissent dépendre du commerce international ne va pas de soi. Aussi faudra-t-il réfléchir à d'autres solutions.

Une paix aux abois

On comprend mieux que des projets porteurs de progrès puissent cacher des mobiles peu avouables ou bien être à l'origine d'un nouveau déséquilibre géopolitique. Cela s'explique par le fait qu'aucune convention internationale ne régit l'usage des fleuves et qu'aucun texte ne précise à qui appartiennent l'amont et l'aval. Cette donnée ne peut être envisagée qu'au niveau régional et même international. Les nouveaux détenteurs du pouvoir sauront-ils répondre de façon adéquate à cet enjeu majeur qu'est l'eau ? La politique saura-t-elle faire plus de place à l'économie, au bien-être des populations ? Les regards se portent essentiellement sur les nouveaux maîtres du pouvoir : Ehoud Barak en Israël, Abdallah II en Jordanie et enfin, tout dernièrement, en Syrie, Bachar el-Assad, qui succède au lion du désert Hafez el-Assad. Dans ces pays où les réserves actuelles d'eau douce sont ou seront bientôt à la limite du niveau de survie, il ne semble exister qu'une seule alternative, celle de la vie, celle du partage. Car la paix se languit du Moyen-Orient. Et pourtant des questions effleurent les lèvres des observateurs. Ces États auront-ils le courage de mettre sur pied une gestion concertée ou poursuivront-ils une surenchère des appropriations sauvages ? Préféreront-ils se confronter ou partager ?

Kelly Martial
journaliste scientifique