« L'autre question importante et controversée actuellement soulevée est celle de l'éventuelle présence de l'agent infectieux de la BSE dans la viande (les muscles) des animaux dont le système nerveux central est infecté » écrivions-nous encore tandis que Mmes Jeanne Brugère-Picoux (professeur de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour à l'École nationale vétérinaire de Maisons-Alfort) et Jacqueline Chatelain (hôpital Saint-Louis, Paris) avaient expliqué dans une communication publiée dans le bulletin de la Société vétérinaire de France (décembre 1989) que rien ne permettait encore d'écarter la grave menace de transmission à l'homme. « Il faut espérer que le mode de transmission de cette affection restera accidentel et limité au Royaume-Uni, résumaient Mmes Brugère-Picoux et Chatelain. Il convient aussi d'être actuellement particulièrement vigilant quant à l'emploi de protéines d'origine animale dans l'alimentation des animaux. »

Tout, en somme, était écrit pour que l'on puisse raisonnablement craindre l'émergence d'une tragédie. On se souvient de l'étape suivante, fixée au 20 mars 1996, lorsque Stephen Dorrell, ministre britannique de la Santé, révéla devant la Chambre des communes qu'un comité d'experts avait conclu que dix personnes victimes d'une forme originale de la maladie de Creutzfeldt-Jakob avaient vraisemblablement été contaminées par de la viande bovine infectée, et ces personnes étaient toutes âgées de moins de quarante-deux ans. On compte aujourd'hui près d'une centaine de victimes ; depuis cinq ans, la tragédie n'a jamais véritablement cessé et nul ne sait quand elle s'achèvera. Le paradoxe voulait que la troisième crise de la vache folle éclate en France en l'an 2000 alors même que cette question commençait enfin à être traitée comme un problème majeur de santé publique à la fois animale et humaine. Conséquence directe de la crise de 1996, l'expertise scientifique pouvait désormais être conduite en toute indépendance dans le cadre du comité interministériel présidé par le professeur Dormont, et l'on avait appris à faire une dissociation entre l'évaluation du risque (effectuée par l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments, ou Afssa) et la gestion de ce même risque qui incombe directement au gouvernement.

L'année 2000 fut ainsi marquée par la publication d'une série d'avis documentés de l'Afssa et signés de son directeur général Martin Hirsch ; avis qui devaient, à échéance plus ou moins rapide il est vrai, être transformés en arrêtés par Jean Glavany, ministre de l'Agriculture. Dans ce domaine, de l'avis de tous les spécialistes des maladies à prions, c'est l'interdiction – décidée en 1996 – de l'entrée dans les chaînes alimentaires animales et humaines des abats bovins considérés comme les plus potentiellement infectieux qui a été la mesure de prévention la plus importante. Il n'en restait pas moins à organiser de nouvelles interdictions à l'usage et à la consommation. C'est ainsi qu'en octobre 2000 le gouvernement français annonçait l'interdiction des graisses d'origine animale dans l'alimentation des ruminants ce qui permis à l'opinion d'apprendre que l'on recueillait chaque année en France environ 250 000 tonnes de ces graisses et que ces dernières sont notamment utilisées dans les « lacto-remplaceurs », ces laits artificiels qui permettent de nourrir les veaux qui ne sont pas élevés « sous la mère » ou qui servent de complément alimentaire pour les animaux d'élevage.

Après une série d'interrogations et d'atermoiements, le gouvernement devait prendre la même décision vis-à-vis de la totalité des intestins des bovins, ces volumineux abats qui pouvaient servir d'enveloppe alimentaire naturelle aux andouilles, saucissons, cervelas, salamis et mortadelles ainsi qu'aux autres charcuteries industrielles dites « de gros calibre ». Le Journal officiel du samedi 2 décembre a aussi publié un arrêté « suspendant la remise directe au consommateur de certaines pièces de découpe de viandes bovines » qui fait que les pièces de découpe de viandes issues de la carcasse d'animaux de l'espèce bovine âgés de plus de douze mois obtenues à partir de muscles attenants à la colonne vertébrale ne pourront plus être remises au consommateur qu'après un désossage visant à éliminer la totalité des vertèbres. Les amateurs français devront ainsi apprendre à faire leur deuil de la traditionnelle « côte de bœuf » tout comme du moins connu T-bone steack. Toutes ces mesures sont toutefois regardées de manière très critique par la Commission européenne qui a saisi le comité de ses experts scientifiques afin que ces derniers disent en 2001 si de telles mesures sont justifiées d'un point de vue sanitaire.

Des statistiques inquiétantes

Ces mesures faisaient suite à une série d'annonces et de décisions préventives dont aucune ne parvint véritablement à rassurer la majorité des anciens consommateurs de viandes bovines comme pris dans une sorte de mouvement de panique. On peine d'ailleurs à situer avec précision la généalogie de cet étonnant phénomène. Parmi les facteurs d'inquiétude il y eut, sans conteste, la publication, dans les colonnes de l'hebdomadaire britannique Nature du 10 août, d'un travail d'épidémiologie statistique concluant qu'en Grande-Bretagne la forme humaine de la maladie pourrait faire jusqu'à 136 000 victimes. Les dernières statistiques fournies par le gouvernement britannique recensaient alors en Grande-Bretagne 79 cas de la variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (vMCJ), dénomination officielle désormais de l'affection due à la contamination de l'organisme par l'agent de l'ESB ; 70 des 79 victimes britanniques étaient décédées. « Une large partie de la population du Royaume-Uni court un risque grave », expliquaient peu auparavant les professeurs Stanley Prusiner, prix Nobel de médecine en 1997, Robert Will et James Ironside, trois des meilleurs spécialistes internationaux des maladies à prions. Signée du professeur Roy M. Anderson (Wellcome Trust, université d'Oxford), dont la compétence est amplement reconnue à l'échelon international, la publication de Nature faisait suite à des premiers travaux menés à partir d'un modèle mathématique informatisé intégrant de multiples données parmi lesquelles l'évolution de l'épidémie d'ESB, les quantités de viandes et d'abats bovins potentiellement contaminés consommés par la population britannique à partir des années 1980 et la durée d'incubation de la vMCJ. Ce chercheur avait alors estimé que le nombre total des cas à venir de vMCJ pouvait être compris entre 14 000 et 500 000. Or cette question concerne tout particulièrement la France où l'on ne compte que trois cas de la variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, mais où tout indique que la population a été plus exposée au risque infectieux que celle des autres pays européens. La principale raison de cette surexposition tient au fait que la France a été le principal acheteur de produits bovins britanniques potentiellement infectés. Les importations avaient notamment beaucoup progressé au cours des années 1994 et 1995 en raison des prix attractifs pratiqués par le Royaume-Uni et en dépit des diverses contraintes qui pesaient sur les expéditions de viandes britanniques. Le Royaume-Uni avait globalement multiplié par deux ses exportations de viandes fraîches vers l'ensemble des pays européens entre 1993 et 1995, et pour la France, qui était le plus gros importateur, les achats concernaient essentiellement des vaches laitières de réforme a priori les plus exposées au risque infectieux.