Pinochet : libre, mais accusé

La décision britannique de libérer Augusto Pinochet à l'issue de dix-sept mois d'une procédure judiciaire mouvementée offre autant de perspectives qu'elle n'en ferme. Certes, le putschiste de septembre 1973 reste à juger dans son pays. Mais cet épisode aura mis fin à l'impunité dont jouissaient jusqu'à présent les dictateurs à la retraite. Et l'image du « sénateur à vie » en sort à jamais ternie.

« Le procès d'un accusé dans l'état de santé actuel du sénateur Pinochet ne pourrait être un procès équitable dans aucun pays. » Son extradition serait par conséquent « injuste et oppressive ». Le constat énoncé par le ministre britannique de l'Intérieur, Jack Straw, le 2 mars, a mis un terme à dix-sept mois d'une procédure politico-judiciaire sans précédent dans l'histoire des relations internationales.

Augusto Pinochet : un sénateur à vie

Le 16 octobre 1998, l'ancien dictateur chilien Augusto Pinochet était arrêté dans une clinique londonienne où il était venu recevoir des soins. Le 3 mars 2000, l'avion transportant le « sénateur à vie » s'est posé sur l'aéroport de Santiago où une petite foule de partisans et les commandants en chef de l'état major l'ont accueilli. Entre ces deux dates, la raison d'État a semblé un moment vaciller devant l'expression d'une justice supérieure, avant de finalement s'imposer.

Augusto Pinochet était judiciairement intouchable dans son pays où l'immunité parlementaire – et l'influence qu'il continuait d'avoir dans divers milieux – le protégeait. Son arrestation à Londres répondait à la demande du juge espagnol Baltasar Garzón.

Ce dernier réclamait son extradition dans le cadre de l'instruction d'affaires relatives à des crimes commis sur des Espagnols sur l'instigation de la junte chilienne au pouvoir entre 1973 et 1990. Il suffisait que la justice britannique lève l'hypothèque d'une éventuelle couverture de l'ancien dictateur par son immunité diplomatique et juge recevable la demande d'extradition pour que la justice espagnole puisse mener à son terme la procédure en cours.

Les étapes ont toutes été franchies avec succès avant que surgisse le dernier obstacle, d'ordre diplomatique. Pouvait-on risquer que l'accusé, âgé de quatre vingt-quatre ans et à la santé déficiente, meure en Grande-Bretagne ou en Espagne alors que les autorités chiliennes se déclaraient prêtes à le faire juger dans son pays ? N'était-il pas à craindre que cela ne le transforme en victime des juges, des défenseurs des droits de l'homme et des démocraties européennes donneuses de leçons ? Par ailleurs, Madrid pouvait-elle mettre en jeu ses bonnes relations économiques avec le Chili, et Londres oublier le soutien apporté par Santiago lors de la guerre des Malouines ?

« Pas en état d'être jugé »

L'affaire était quasiment scellée depuis le 11 janvier. À cette date, un communiqué de Jack Straw, rendant compte d'un examen médical effectué à la demande des autorités chiliennes, indiquait qu'« à la suite d'une récente détérioration de l'état de santé du sénateur Pinochet [...], ce dernier [n'était] actuellement pas en état d'être jugé et [qu']aucun changement ne [pouvait] être attendu à cet égard ». « Dans ces circonstances, ajoutait le communiqué, le ministre [était] enclin à estimer [...] qu'il ne [servait] à rien de poursuivre les procédures d'extradition en cours. »

Une procédure contestée

L'Espagne, mais aussi la France, la Belgique et la Suisse, qui avaient également déposé des demandes d'extradition, tout comme six organisations de défense des droits de l'homme, étaient appelées à formuler d'éventuelles observations. Madrid, Paris et Berne ont décidé de ne déposer aucun recours. La commission de Bruxelles et les six organisations non gouvernementales, en revanche, ont contesté la procédure suivie par Jack Straw sur deux points : le refus de celui-ci de publier les résultats de l'expertise médicale et son refus de faire procéder à une contre-expertise.

Ces recours ont été jugés recevables en appel, le 8 février. Leur examen a encore retardé la décision finale, alors que les proches de l'ancien dictateur faisaient connaître l'état de « dépression » dans lequel celui-ci se trouvait. Le 15 février, la Haute Cour de justice de Londres a ordonné la transmission du dossier médical du général Pinochet aux quatre pays plaignants, dans un souci de « transparence et d'équité ». Ceux-ci ont contesté à des degrés divers les conséquences que les autorités britanniques avaient tirées de son contenu. Leurs observations n'ont pas fait plier Jack Straw qui, le 2 mars, a annoncé la libération du général Pinochet.

Un droit en indéniable progrès

La décision britannique est décevante pour tous ceux qui avaient espéré faire du jugement d'Augusto Pinochet un exemple du droit rendu aux victimes de la violence d'État.