Journal de l'année Édition 2001 2001Éd. 2001

L'arrêt Perruche : indemnisation pour handicap ou préjudice dévie ?

Un enfant se voit indemnisé pour être né handicapé, alors que sa mère aurait interrompu sa grossesse si on l'avait médicalement avisée de cette infirmité. Justice matérielle faite à l'enfant ou logique absurde, selon laquelle le handicap devient plus préjudiciable que la non-vie ?

Un adolescent né handicapé est-il en droit de demander réparation quand une erreur de diagnostic médical a empêché sa mère d'avorter, alors qu'elle voulait précisément éviter de mettre au monde un enfant atteint d'un handicap ? C'est à cette question délicate qu'a dû répondre la Cour de cassation réunie en séance plénière le 17 novembre dernier.

À l'origine de l'affaire, la demande d'un jeune garçon de dix-sept ans, Nicolas Perruche, dont la mère, souffrant de rubéole durant sa grossesse, avait fait savoir qu'elle souhaitait avorter si sa maladie était confirmée, afin de ne pas risquer de donner naissance à un enfant handicapé. Des tests en laboratoire ayant conclu à l'absence de rubéole, elle avait mené sa grossesse à terme.

Or quelques mois après sa naissance, Nicolas avait présenté des symptômes (troubles neurologiques graves, surdité, rétinopathie, cardiopathie) médicalement attribués à la maladie de sa mère. Après avoir assigné en justice le laboratoire fautif, les époux Perruche s'étaient vu attribuer des indemnités par les tribunaux. Mais deux cours d'appel avaient rejeté les demandes indemnitaires présentées au nom de l'enfant.

Saisie du dossier, la Cour de cassation a pris un décision inverse. Pour elle, « dès lors que les fautes commises par le laboratoire avaient empêché [la mère] d'exercer son choix d'interrompre sa grossesse afin d'éviter la naissance d'un enfant atteint d'un handicap, ce dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les fautes retenues ». Traduction de ce verdict un peu obscur : Nicolas Perruche peut demander réparation car son handicap constitue un préjudice et car ce préjudice a été engendré par une erreur de diagnostic médical... sans laquelle, toutefois, il ne serait pas né.

Un jugement ambigu

On voit bien les ambiguïtés d'un tel jugement. La première d'entre elles est pointée par Pierre Sargos, conseiller à la Cour de cassation et rédacteur du rapport sur lequel l'arrêt s'est fondé : « Est-il légitime, demande-t-il, que l'enfant puisse en quelque sorte faire abstraction de la vie à laquelle la faute commise lui a permis d'accéder, pour réclamer la réparation de son handicap ? » Sous-entendu : le handicap est plus préjudiciable que l'absence de vie elle-même. Paradoxe sur lequel repose toute la décision de la Cour, et qui a donné lieu à de très nombreuses et virulentes critiques. Pourtant, poursuit Pierre Sargos, l'indemnisation de l'enfant reste indispensable. Elle lui « permettra de vivre, au moins matériellement, dans des conditions plus conformes à la dignité humaine sans être abandonné aux aléas d'aides familiales, privées ou publiques ». Avant de préciser strictement la portée de l'arrêt : le préjudice réparable est « exclusivement celui qui résulte du handicap et qui va faire peser sur l'enfant des souffrances, contraintes et coûts de toute nature », et non pas sa « naissance et [sa] vie ». Indemnisation d'un handicap, plaide la Cour. Et non pas reconnaissance, bien ambiguë, d'un préjudice de vie.

B. B.

Des réactions négatives

Dès le lendemain de la publication de « l'arrêt Perruche », les réactions inquiètes se sont multipliées. La notion de responsabilité juridique est en jeu, a d'abord souligné un collectif de juristes emmené par Catherine Labrusse-Riou et Bertrand Mathieu : « la responsabilité suppose la preuve d'un lien de causalité entre l'acte commis et le dommage subi. En l'espèce, le laboratoire n'est pas la cause du handicap de l'enfant, qui résulte de la maladie de la mère. » Surtout, plusieurs hommes politiques ont craint que l'arrêt ouvre la voie à un eugénisme légalisé. Pour le député Jean-François Mattéi, spécialiste de génétique, cette décision « semble valider le principe selon lequel la naissance d'un enfant handicapé serait en soi une anomalie ». Quant au sénateur Claude Huriet, spécialisé dans les problèmes de bioéthique, il s'est interrogé : « À partir de quel seuil une vie humaine pourrait valoir une indemnisation ? »