Cette diatribe s'inscrit donc dans un contexte de crise : l'échec de quelques films français formatés pour avoir du succès a déçu critique et public, d'où le mécontentement des cinéastes mais aussi des producteurs et des chaînes de télévision qui financent grandement le cinéma hexagonal. À partir donc de faits, rappelons-le réels – des attaques personnelles portées sur quelques cinéastes, attaques d'ailleurs condamnées dès le 26 octobre par le Syndicat français de la critique de cinéma, mais dont on ne trouve curieusement aucune trace dans le texte rédigé par les membres de l'ARP –, un désir à peine voilé de contrôler les médias se fait jour. Ce réflexe rejoint tout un courant de pensée qui voit dans la presse en général un facteur de trouble et de malhonnêteté. Or, bien souvent, le mal est ailleurs. Du fait de la part croissante que prennent les sociétés de télévision dans le financement des films, de leur exigence de programmation ensuite – pas de violence ni de traitement de sujets difficiles en prime time – on ne peut réaliser que des films consensuels pour des adultes sédentaires.

Ainsi voit-on peu de films de genre et, aussi, peu de films destinés aux enfants. À cause de la télévision et de ses obligations de programmation, les cinéastes français sont absents du cinéma de genre et du film pour enfants. Pourtant, le succès du dessin animé de Michel Ocelot, Kirikou et la sorcière, prouve qu'il y a une demande sur ce terrain-là aussi. Comme le précise le producteur Daniel Toscan du Plantier dans Télérama : « Un cinéaste français vit très mal dans l'opprobre critique de longue durée, et c'est un sentiment qui l'éloigne forcément d'un type de films susceptible de séduire les enfants et les ados. » Si on ne savait toujours pas, début décembre, combien de cinéastes avaient signé ce texte (anonyme lors de sa publication), on savait, le 4 décembre, grâce à un encart paru dans Libération, que 63 cinéastes s'étaient refusés à le parafer, estimant la polémique cinéastes-critiques vaine.

Lettre de Patrice Leconte à l'ARP

« Depuis quelque temps, je suis effaré de l'attitude de la critique vis-à-vis du cinéma français. Je ne me sens pas plus visé qu'un autre (plutôt moins d'ailleurs) mais je lis simplement ce qui s'est écrit ici ou là sur nos films. Certains papiers, qui ressemblent à autant d'assassinats prémédités, me font froid dans le dos, comme si leurs auteurs s'étaient donné le mot pour tuer le cinéma français commercial, populaire, grand public. Je ne sais pas ce que nous pouvons faire face à cette situation critique (le mot est amusant). J'ai bien quelques idées, mais je ne sais pas si elles sont bonnes. J'aimerais en parler avec vous, de manière informelle. Merci de ne pas me laisser seul avec ma colère et ma perplexité. »

Point de vue de Kent Jones critique américain

« Bien sûr, le cinéma compte quantité de grands réalisateurs qui furent aussi de grands “amuseurs”, mais ils vivaient à une autre époque et faisaient des films pour un public uni par d'autres liens que la consommation. Car, en 1999, lorsque l'on parle de cinéma grand public, on parle consommation et consommateurs. Des consommateurs qui n'ont ni le temps ni l'énergie de s'adapter à des réalisations “difficiles”. N'est-il pas possible d'abandonner toute considération sur l'art et d'établir avec les spectateurs un courant direct ? Le genre de contact qu'établissent un Spielberg, un Lucas, un Cameron. Encore faut-il se demander si ce contact ne dépend pas de la capacité de l'industrie du cinéma américain à envahir la planète, à se promouvoir mieux et plus vite, à utiliser les technologies les plus avancées ?... C'est l'omniprésence américaine qui sous-tend la polémique lancée par Leconte. Et qui transforme la vie des réalisateurs américains en cauchemar. Dans quelle mesure les critiques devraient-ils être les architectes d'un rééquilibrage entre les productions américaines et celles de leur pays ? Est-ce bien le rôle des critiques ? »

Libération (25 novembre 1999)

Le cas français

« Mais si la publicité ne fait pas tout : et si les films eux-mêmes étaient en cause ? Et si leur processus de production déterminait de façon caricaturale leur contenu ? Explication : le cinéma français est resté incomparablement vivace, quand ses homologues européens piquaient du nez, grâce à une réglementation que nos voisins nous envient. Deux mécanismes se complètent. D'un côté le fonds de soutien : une taxe prélevée sur le chiffre d'affaires des diffuseurs et sur chaque ticket de cinéma vendu, redistribuée à chacun des acteurs du secteur au prorata des entrées ; de l'autre, l'obligation d'investissement des chaînes... Avec en prime cette contradiction : le public que le cinéma a regagné ces dernières années est un public jeune, amateur de sorties ; celui que traquent les chaînes de télé est âgé et sédentaire. Comment concilier des intérêts divergents ? Hors Canal + qui a réellement contribué à la diversité de la production, comment une télé généraliste pourrait-elle donner de l'argent à un projet de film d'horreur ou à un polar ludique et violent à la Tarantino, alors que tout pousse – y compris l'autorité morale du CSA – à une programmation exclusivement familiale ? Les créateurs sont de facto absents sur le terrain du cinéma de genre, qui fait l'essentiel des entrées du cinéma américain ? »