La firme-phare de cette stratégie ? Monsanto, entreprise chimique américaine qui a choisi, dès la fin des années 70, de se réorienter vers les sciences du vivant. Suivie dans cette logique par ses principaux concurrents (DuPont, Aventis, Novartis), le géant de Saint Louis s'est progressivement allégé de sa chimie lourde, investissant activement dans la recherche biotechnologique tout en absorbant des firmes semencières pour influer sur la demande agricole.

La démarche de Monsanto est pragmatique, dynamique et offensive. Trop, sans doute. Après avoir bénéficié des années durant de leur soutien, Monsanto a en tout cas fini par saper la confiance des « farmers » américains. Il est vrai qu'elle disposait, pour mettre le feu aux poudres, d'une redoutable étincelle : la technologie « Terminator », l'arme biologique la plus efficace jamais conçue pour garantir la propriété industrielle du vivant.

Stérilisation biologique

Conçu dans les laboratoires du ministère américain de l'Agriculture (USDA) en collaboration avec la firme Delta & Pine Land (rachetée par Monsanto), ce « système de stérilisation biologique » des variétés agricoles a pour but d'empêcher la reproduction des plantes – ce qui condamne les agriculteurs à racheter chaque année leurs semences. Son principe repose sur une construction génétique sophistiquée, qui fonctionne comme une fusée à étages. Dans le patrimoine héréditaire de la plante est inséré un gène stérilisateur, producteur d'une protéine qui inhibe la germination. L'expression de ce gène est commandée par le promoteur d'un autre gène, qui n'entre en action que lorsque la plante atteint sa maturité. Enfin, l'ensemble est réprimé par une troisième séquence génétique, dont l'action inhibitrice est levée par un simple bain enzymatique lorsque le semencier a obtenu un stock de semences suffisant pour le mettre sur le marché.

Les limites de la « real economy »

Résultat : si les semences commercialisées se développent normalement, les graines de seconde génération auxquelles elles donnent naissance sont incapables de germer. Pour les firmes détentrices d'un tel procédé, le bénéfice est évident. Il leur suffirait de coupler ce « suicide programmé » des semences à une autre manipulation génétique, conférant à la plante un avantage agronomique, pour que le cultivateur désireux de faire pousser cette variété transgénique se retrouve pieds et poings liés : obligé, chaque année, de renouveler son stock de semences auprès de son fournisseur.

Libéralisme ou non : cette fois, la « real economy » est allée trop loin. Même pour les Américains. « D'un point de vue commercial, la technologie est brillante. D'un point de vue social, elle est pathologique », commente Jeremy Rifkin, économiste et spécialiste des biotechnologies. Le Rural Advancement Foundation International (RAFI), groupe d'opposition virulent, appelle quant à lui à utiliser Internet pour envoyer au ministère de l'Agriculture américain des lettres de protestation contre Terminator. La suggestion est suivie, en quelques semaines, par plusieurs milliers de personnes.

Cette technique de stérilisation, en effet, ne pose pas seulement la question de la mainmise d'une poignée de multinationales sur la nature. Elle pourrait avoir des conséquences dramatiques pour les pays en développement, où la plupart des paysans replantent une partie des graines faute de pouvoir payer chaque année un nouveau lot de semences. Conscient de ce danger, le Consultative Group on International Agricultural Research (CGIAR), réseau d'experts chargé par la Banque mondiale de gérer un programme de sélection végétale pour les pays les plus démunis, se prononce lui aussi contre le principe de Terminator. « Le CGIAR n'intégrera dans son matériel de sélection végétale aucun système génétique destiné à empêcher la germination des semences », affirment ses responsables. Inquiétude des agriculteurs, refus des consommateurs, embarras des distributeurs : en ce printemps 1999, l'opposition contre les aliments transgéniques grandit de toutes parts. Pour sa part, l'opinion britannique se détourne de plus en plus des OGM, d'autant qu'un rapport de la British Médical Association affirme qu'on ne peut pas exclure un danger potentiel pour la santé. Les grandes compagnies de la distribution et de l'agroalimentaire (Unilever, Cadbury, Tesco, Sainsbury) en prennent acte, qui annoncent l'une après l'autre qu'elles cesseront de diffuser des produits contenant des OGM.

Inquiétudes en France

En mai, la ministre française de l'Aménagement du territoire et de l'Environnement, Dominique Voynet, monte à son tour au créneau. « L'accumulation de données nouvelles devrait amener le gouvernement à redéfinir sa position en suspendant toute nouvelle autorisation de mise sur le marché de végétaux manipulés, et en demandant un réexamen des dossiers ayant bénéficié d'une autorisation de mise en culture », déclare-t-elle. Le 25 juin, l'Europe décide de suspendre la commercialisation des produits transgéniques. Si les ministres de l'Environnement des Quinze s'abstiennent d'employer le mot « moratoire », ils renforcent le processus d'autorisation des OGM, et instaurent notamment le principe d'une filière séparée. Ce qui revient à freiner très vigoureusement leur développement en Europe, et sans doute dans le monde.