Journal de l'année Édition 2000 2000Éd. 2000

L'âme de ce courant est l'ex-abbé Sieyès. Il peut compter sur Barras, un des cinq autres directeurs auquel l'oppose une sourde rivalité. Les deux hommes trouvent dans Bonaparte, le glaive capable de briser le nœud gordien qui paralyse le régime. Pourtant, si la situation militaire, catastrophique en août, s'est considérablement améliorée en septembre et en octobre avec plusieurs victoires sur les Russes en Suisse et le refoulement des Anglais du nord des Pays-Bas, la situation intérieure demeure toujours aussi grave. Elle constitue de fait la pierre d'achoppement de la survie politique du régime. Bonaparte l'a très bien compris, lui dont l'ambition politique ne peut être assouvie que par la réalisation d'une seule exigence politique : rétablir la concorde nationale, en particulier sur la question religieuse. Non seulement, il jouit d'une indiscutable popularité grâce à ses victoires, mais il profite de sa situation d'homme neuf et sincèrement républicain pour affirmer qu'il se situe au-dessus de toutes les factions. La rencontre entre l'ambition d'un seul et les intérêts d'un grand nombre est assurée par Barras et le propre frère de Napoléon, Lucien Bonaparte qui est élu depuis le début du mois de novembre président d'une des deux assemblées, le conseil des Cinq-Cents. L'idée des conjurés est de rendre légale la transformation du pouvoir. Pour cela, il faut avoir le consentement des Assemblées pour obtenir la démission des directeurs et introniser le nouveau pouvoir. Deux temps sont indispensables pour mener à bien la tâche et deux jours ne seront pas de trop pour que les instances légales se sabordent et accouchent d'un nouveau pouvoir.

Sieyès, alpha et oméga de la Révolution française

L'historiographie révolutionnaire ne s'est pas assez préoccupée de la personnalité de l'abbé Sieyès dont l'activité de penseur politique a profondément influé sur les événements qui ont transformé le paysage politique du pays et de l'Europe. Porte-plume talentueux des revendications bourgeoises et populaires en 1789 contre la monarchie absolue et les privilèges dans son célèbre essai brûlot Qu'est-ce que le tiers-état ?, il est en 1799 l'un des principaux acteurs de la révolution bonapartiste ». De 1789 à 1799, il a cherché la recette constitutionnelle miracle capable de répondre aux objectifs des éléments modérés. Favorable à la monarchie constitutionnelle mise sur pied en 1790, il est hostile à la Convention montagnarde. Un moment inquiété sous la Terreur, il réapparaît au faîte du pouvoir sous le Directoire. Ayant rapidement entrevu les limites de la Constitution de l'an V, il réussit tout de même à devenir l'un des Directeurs, une place où il entrevit la faiblesse de l'exécutif. Fidèle à ses idées, « il pensait que l'édifice social devait se terminer en pointe. Autrefois, il aurait mis sur cette pointe, un simulacre de roi. Maintenant, il songeait à placer au sommet de l'édifice une espèce de protecteur, sans crédit et sans puissance... ». En pensant à Bonaparte pour être ce protecteur, Sieyès fit preuve d'un manque de psychologie évident. Quelques fonctions et récompenses sous l'Empire l'éloignent du centre du pouvoir. Sous la Restauration, exilé à Bruxelles, il partage le sort des républicains avant de revenir en France sous la monarchie de Juillet pour mourir à Paris en 1836 à l'âge de quatre-vingt-huit ans.

À un coup de couteau près

Techniquement, le coup d'État ne s'est pas passé au mieux. En effet, le général Bonaparte, si sûr de lui-même devant ses soldats, perd le contrôle de la situation dans l'après-midi du 19-Brumaire alors qu'il devait en imposer au conseil des Cinq-Cents. Il ne doit son salut qu'à la fermeté de son frère Lucien. Pourtant jusque-là, le coup de force s'était déroulé comme prévu : le conseil des Anciens avait décrété l'état d'urgence, décidé la convocation exceptionnelle au château de Saint-Cloud, à l'ouest de la capitale, pour le lendemain d'une séance du Conseil des Cinq-Cents afin de dénouer la crise. La raison de ce transport était que Paris n'était plus sûr et qu'il valait mieux siéger en toute tranquilité sous la protection de... Bonaparte, nommé commandant de la division militaire de Paris. Dans la nuit, Barras démissionne de son poste de Directeur. Le directoire de cinq membres n'a plus de majorité, et au petit jour, le pays n'a plus d'exécutif, deux autres directeurs (Sieyès et Roger-Ducos) démissionnent, quant aux deux récalcitrants (Gohier et Moulin), ils sont arrêtés chez eux et gardés à vue. Le 19, la manipulation du Conseil des Cinq-Cents s'annonce bien puisque Lucien Bonaparte en est le président. Mais, dans une atmosphère tendue, les Cinq-Cents mettent longtemps pour renouveler le Directoire. Impatient, Napoléon tente de régler la situation en voulant prendre la parole. Son apparition suscite la colère des Républicains qui l'invective et cherchent à le chasser de la salle. C'est alors que se situe la scène qui sera utilisée par la propagande bonapartiste : un immense grenadier protège le frêle général de son corps menacé par des députés brandissant des couteaux. Bonaparte doit battre en retraite et demander aux troupes de chasser les députés de leur lieu de réunion. Dans la nuit, un conseil des Cinq-Cents croupion vote ce que Bonaparte et ses amis avaient prévus : le conseil ajourne sa session de six semaines et confie le pouvoir à un Consulat provisoire, formé de Bonaparte, Roger Ducos et Sieyès. Une commission était chargée de rédiger une nouvelle constitution. La prise de pouvoir par Bonaparte est en marche.

Un coup d'État modèle

L'intervention de l'armée contre les députés réunis par surprise au château de Saint-Cloud éclaire la réalité du coup d'État. Considéré par la postérité comme un modèle du genre, le coup de force de Brumaire a valu à son principal bénéficiaire le surnom de l'Usurpateur. En effet, c'est ce coup de force qui a déterminé pour plusieurs décennies le mode de fonctionnement politique en vigueur en France. Il impose une stratégie d'accès à la modernité, non sous l'aspect anglais ou américain où la relation individu-État est régulée par la loi et la morale individuelle, mais dans des conditions où le citoyen est amené à se conformer au bien public défini par l'État, censé représenté la raison commune. Si certains acquis de la révolution sont sauvés, le coup d'État sonne le glas des espoirs d'une conception transparente et démocratique, voire contractuelle du pouvoir. Des espoirs qui avaient déjà été mis sous le boisseau pendant la réaction thermidorienne. Dans ces conditions, Brumaire apparaît pour le peuple français – Paris a accueilli la nouvelle de la prise du pouvoir par les consuls avec soulagement et l'armée est fière d'avoir un des siens à la tête de l'État –, comme la voie la plus favorable au retour de la paix civile et extérieure. Seuls les royalistes et des républicains les plus intransigeants y sont hostiles : Bonaparte jouera de la répression et du compromis politique pour paralyser et rallier les oppositions à son dessein. C'est ainsi, qu'au-delà de son déroulement technique, le coup d'État a été une réussite – sur le moment et dans la mémoire de la population. Pour les apprentis sorciers de l'avenir, la réussite d'une entreprise similaire dépend donc de trois critères : une impasse politique et ou sociale, un homme providentiel et un véritable projet politique s'appuyant sur un zeste de légitimité. Certains l'ont compris (Lénine en Russie), d'autres non (Kapp en Allemagne, en 1920).

Mais pour qu'un coup d'État soit légitimé par l'histoire, il faut encore qu'il réussisse bien au-delà de son exécution technique. Bonaparte s'était donné une obligation de résultats en promettant la paix aux frontières et la concorde dans le pays, le Premier Consul en signant la paix d'Amiens puis le concordat avec la papauté a réussi au-delà de toute prévision ; c'est à l'aune de ces succès que le premier coup d'État militaire de l'histoire de France a conservé au fil du temps des vertus positives. Le recours à l'homme providentiel devient désormais une catégorie politique en cas de crise sociale ou politique. Le bonapartisme est né.

Serge Cosseron,
historien