La tourmente Corse

« La folie meurtrière, la politique du pire, la dérive mafieuse ont armé le bras de quelques-uns contre ce que représentait le préfet Claude Erignac, c'est-à-dire l'État, dont il était l'incarnation et le symbole. Nous ne le tolérerons pas... nous ne laisserons pas le crime et le non-droit s'installer en Corse ; nous ne laisserons pas attaquer l'État et ses serviteurs. Nous ne laisserons pas se défaire l'unité du pays. »

En ce 9 février, ils sont des milliers de Corses massés entre les quais du port d'Ajaccio et la place du monument aux morts. Traumatisés, indignés, honteux, dans un silence pesant, ils écoutent l'hommage du président de la République à Claude Erignac, le préfet de la Région corse, lâchement assassiné à coups de revolver, trois jours auparavant, le 6 février, dans les rues de la ville, alors qu'il venait de garer sa voiture pour se rendre au théâtre. Aux côtés du chef de l'État, le Premier ministre, Lionel Jospin, cinq de ses ministres, mais aussi le président de l'Assemblée nationale et les principaux chefs des partis politiques. Le symbole est puissant, quelles que soient les divergences entre les uns et les autres – elles étaient oubliées ce jour-là ; c'était la République française, une et indivisible, qui se trouvait à Ajaccio pour témoigner de sa détermination à rétablir, dans l'île, l'ordre républicain.

Opération « mains propres »

L'assassinat du préfet Claude Erignac va marquer un tournant dans la politique du gouvernement. Car cette fois, à la différence des précédents attentats (la cour d'appel d'Aix-en-Provence, en septembre 1996, et la mairie de Bordeaux, le mois suivant, pour ne citer qu'eux), ce n'est plus un symbole de l'autorité de l'État qui est visé, mais l'État, à travers son premier représentant dans l'île, qui est touché dans son intégrité physique. Plus question d'accepter, comme dans le passé, des zones de non-droit au titre d'une hasardeuse spécificité corse ni de dialoguer avec certains nationalistes pour acheter une hypothétique paix civile. Non, cette fois, insularité ou non, les pouvoirs publics sont déterminés à ce que les lois de la République s'appliquent pour tous, et partout de la même façon. Résultat : parallèlement à l'enquête criminelle sur l'assassinat du préfet Erignac, dont les coupables n'ont toujours pas été retrouvés, il est déclenché dans l'île une opération « mains propres » sans précédent. Des services de l'État aux chambres consulaires, des élus politiques aux promoteurs immobiliers, des RMistes fantômes aux pros de la fraude fiscale et de la subvention, personne n'est épargné. C'est le grand chambardement, la valse des responsables, en commençant par ceux de l'État, et les mises en examen se multiplient. Les enquêtes de l'Inspection générale des finances succèdent à celles des affaires sociales, de l'agriculture, de la justice et de la police. Jamais la Corse n'a connu une telle noria d'« incorruptibles » dans ses aéroports, de hauts fonctionnaires venus éplucher, disséquer et mettre à plat tous les secteurs de la vie économique, politique et sociale de l'île.

Une enquête de grande envergure

Ainsi, au début du mois de juin une mission de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), forte de huit inspecteurs, débarque dans l'île pour opérer un vaste contrôle des secteurs placés sous l'autorité de la ministre de l'Emploi et de la Solidarité, Martine Aubry, et du secrétaire d'État à la Santé, Bernard Kouchner. Cette enquête de grande envergure suit de près celle menée par l'Inspection générale des finances (IGF) et l'Inspection générale de l'agriculture sur la gestion du Crédit agricole de Corse. En juillet, c'est tout le « gratin » de la magistrature qui se retrouve à Bastia pour un sommet antiterroriste et pour améliorer le fonctionnement de la justice en Corse. Aux côtés de Bernard Legras, le procureur général de Bastia, on retrouve Jean-Pierre Dintilhac, procureur de Paris, le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière et Irène Stoller, chef de la 14e section du parquet de Paris.

Un préfet sans états d'âme

À la tête de cette grande lessive, Bernard Bonnet, le successeur de Claude Erignac, un préfet à poigne, sans états d'âme. Sa mission : tout faire pour retrouver les assassins de son prédécesseur, tout faire pour rétablir l'État de droit. Et cette fermeté s'applique d'abord aux services de l'État ; les têtes tombent, de nouvelles arrivent. Le 8 mai, le garde des Sceaux, Élisabeth Guigou, installe le nouveau procureur général près de la cour d'appel de Bastia, et son arrivée coïncide avec celles d'un nouvel avocat général, d'un nouveau directeur régional de la police judiciaire, d'un nouveau commandant de légion de gendarmerie. Au sein du corps préfectoral, le secrétaire général aux Affaires corses, les secrétaires généraux des préfectures de la Corse-du-Sud et de la Haute-Corse ainsi que les sous-préfets de Sartène et de Calvi sont appelés vers d'autres cieux ou d'autres fonctions. Le même sort est réservé au trésorier-payeur général, au directeur de l'agriculture et de la forêt, au recteur d'académie... La liste est trop longue à établir, mais déjà suffisamment révélatrice pour illustrer le nouveau visage de l'État en Corse et sa volonté, comme le dit Bernard Bonnet, de créer « l'irréversible ». Et, pour ce faire, avec ces nouveaux hommes, toutes les administrations, tous les services sont mobilisés, réquisitionnés pour soutenir l'action de l'État et traquer toutes les dérives en matière de gestion et de distribution de l'argent public.

Pour une restauration de l'ordre républicain

Des investigations tous azimuts pour des résultats qui ne se font pas attendre. Personne n'est à l'abri, petit fretin ou gros poisson. Pour escroquerie, détournement de fonds publics, faux et usage de faux, abus de biens sociaux, Michel Valentini, le président de la chambre régionale d'agriculture est mis en examen avec son épouse. Mise en examen aussi pour Émile Mocchi, maire de Propriano, par ailleurs condamné à quatre mois de prison avec sursis pour détournement de fonds publics. Même punition pour Paul Natali, président de la chambre de commerce et d'industrie et ancien président du conseil général de la Haute-Corse, pour des passations de marchés entre le département et son entreprise. La gestion de la Caisse de développement de la Corse (Cadec) est sur la sellette, tout comme celle de la Mutualité sociale agricole (MSA). Pas de pitié non plus pour les promoteurs ou communes qui ne respectent pas les permis de construire. À Poggio-Mezzana, c'est le préfet, ou peu s'en faut, qui, à la tête de 40 bulldozers, part à l'assaut d'un complexe touristique édifié en infraction à la loi littorale !