Journal de l'année Édition 1999 1999Éd. 1999

Iran, une ouverture contestée

On a dit que l'élection à la présidence de la République en 1997 de Mohammed Khatami a représenté un tournant rien moins qu'historique, la population iranienne ayant en effet manifesté, en portant ses suffrages sur un homme réputé libéral, une claire volonté d'ouverture. On aura aussi prédit au chef de l'État de nombreuses difficultés, alimentées par les profondes résistances qui ne pouvaient pas manquer de s'exprimer dans les rangs des ultras. Des prévisions donc sans grande surprise qui ont dessiné, en 1998, une géographie de la lutte pour le pouvoir.

Dès sa prise de fonction, le président Khatami s'est efforcé de justifier l'attente créée par son élection. Les signes sont apparus rapidement, comme le relâchement des contrôles sur la tenue vestimentaire et la reprise en main des différents appareils de l'État – notamment, les services secrets. Ces premières mesures en forme d'ouverture répondaient à une ferme volonté de rétablir un État de droit, mis à mal par l'activisme d'un appareil judiciaire utilisé comme arme de guerre par son chef, l'ayatollah Yazdi, un proche de Nategh Nouri, candidat malheureux à la présidence en mai 1997. La population a salué cette politique, parfois de manière inattendue, comme lors de la qualification de l'équipe nationale de football pour la Coupe du monde : on se souvient que des milliers de jeunes femmes ont, à cette occasion, envahi le stade, réservé aux hommes. De même, le public iranien aura réservé un accueil chaleureux, en février 1998, à une équipe de lutteurs américains. Le nouveau président, jugeant le contexte favorable, a ainsi pu proclamer, dans une interview accordée à CNN, la fin de l'exportation de la révolution islamique. Et creusant le même sillon, il appelait à un rapprochement avec les États-Unis. Mais c'est surtout sur la politique intérieure du gouvernement que les conservateurs ont réagi. Craignant que la libéralisation n'entraîne un mouvement irréversible qui les écarte du pouvoir, les conservateurs ont accusé M. Khatami de brader l'héritage de Khomeyni, la presse conservatrice faisant pression sur le Guide, l'ayatollah Khamenei, pour qu'il démette le président de ses fonctions, comme la Constitution lui en donne le droit. Mais c'est surtout le tir de barrage auquel a procédé l'appareil judiciaire qui a donné la mesure de la violence politique de l'affrontement. Celui-ci a culminé avec l'« affaire Karbastchi ».

L'affaire Karbastchi

L'arrestation – et la lourde condamnation – du maire de Téhéran, Gholamhossein Karbastchi, pour mauvaise gestion et escroquerie, a été l'occasion pour les conservateurs d'attaquer de front le président Khatami, incarnation maudite, à leurs yeux, du modernisme. Dès le départ, le président de la République s'est trouvé dans une situation pour le moins délicate. Ardent défenseur de l'État de droit et de la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, comme on l'a vu, il a dû laisser la justice suivre son cours contre celui qui est à la fois un ami proche, mais aussi un membre du gouvernement.

C'est ainsi que le chef de l'État s'est interdit tout commentaire sur l'affaire dès lors qu'il était avéré que celle-ci était entrée dans une phase conflictuelle – arrestation de G. Karbastchi le 4 avril 1998. Par ailleurs, il n'aura échappé à personne que l'acharnement sans précédent mis par la justice dirigée par un ultraconservateur à s'en prendre au seul maire de la capitale, dans un pays où la corruption est généralisée à tous les échelons de la vie publique et largement partagée par toutes les factions politiques, n'a pu être dicté que par des arrière-pensées politiques. De nombreux observateurs ont estimé que l'affaire Karbastchi, comme la quasi-totalité des sujets de conflit qu'a connus jusqu'alors la République islamique, allait se régler à l'amiable, c'est-à-dire en l'occurrence par des concessions de la présidence à l'endroit des conservateurs. Force est de constater que les événements leur ont donné tort. En effet, le procès a eu lieu. Et si le premier magistrat de la capitale n'a pas été épargné (cinq ans de prison, une forte amende), le président Khatami a joué la partition de l'intégrité jusqu'au bout, assurant ainsi la population de la pureté de son credo alors même que de nombreux Iraniens qui le soutiennent n'ignorent pas que certains proches du chef de l'État ont pu partager les pratiques reprochées à G. Karbastchi avant d'évoluer dans le bon sens. Il reste que, tenant bon, le président de la République a marqué un point contre les conservateurs. Une détermination qui n'est sans doute pas étrangère à la lourdeur de la condamnation de son ami. L'arrestation du maire de Téhéran – et de quelques autres personnalités proches du président Khatami – a témoigné de l'âpreté de la lutte pour le pouvoir qui s'est déroulée, jusqu'à présent, dans le cadre des institutions prévues par la Constitution. Jusqu'à présent, car l'armée est restée neutre, en dépit des ambiguïtés du corps des Gardiens de la révolution – ses chefs avaient soutenu Nategh Nouri, mais la base s'était prononcée pour M. Khatami. On peut écarter raisonnablement l'hypothèse d'un coup d'État dans la mesure où les conservateurs se réclament de la fidélité au Guide et ne peuvent donc rien tenter sans son appui. Certes, ce dernier peut démettre le chef de l'État. Mais il y aurait là un pari bien hasardeux, tant la popularité de M. Khatami est forte, et le risque dé voir éclater des soulèvements réels. De plus, c'est peu d'écrire que le Guide se trouve dans une situation délicate. Simple hojjat ol islam (rang inférieur à celui d'ayatollah) au moment de sa nomination en 1989, la légitimité religieuse dont disposait Khomeyni lui fait défaut, et lui vaut d'être contesté par nombre de religieux traditionalistes de la ville sainte de Qom. Enfin, l'échec de son « candidat » à l'élection présidentielle a aussi contribué à affaiblir la légitimité politique du Guide. Homme avisé, ce dernier a préféré jouer une partition aussi consensuelle que le lui permettent les attentes des conservateurs. Aussi l'a-t-on vu rappeler régulièrement la doctrine alors que le président s'efforçait d'appliquer, avec quelques évidents succès, son programme. Sous l'œil critique des ultras.