La mort d'Éric Tabarly

« Des marins comme Éric, il y en a un par siècle. » À l'image de cet hommage d'Olivier de Kersauson, la disparition du célèbre navigateur a provoqué une vive émotion dans toute la France. À soixante-six ans, Tabarly, en semi-retraite depuis cinq ans, était devenu un mythe, et pas seulement dans le monde de la voile.

Pour Éric Tabarly, le fait de s'attacher était une incongruité qu'il n'imposait qu'à ses passagers. Pour lui, porter un gilet de sauvetage sur un bateau relevait de l'hérésie. C'est donc vêtu d'un simple ciré jaune que le plus fameux marin de France a disparu dans la nuit du 12 au 13 juin 1998, éjecté de Pen-Duick Premier par une mauvaise vague alors qu'il tentait de changer de voile. Et c'est grâce au célèbre pull-over marine marqué à sa griffe que l'on a, cinq semaines plus tard, identifié le corps repêché par le chalutier An Yvidig au large de l'Irlande.

« La mer n'est pas méchante »

Cette phrase avait été prononcée par sa veuve Jacqueline lors d'une cérémonie organisée dans la rade de Brest en présence du président Jacques Chirac, le 21 juin, après les dix jours de décence observés lors de toute disparition en mer. « La mer l'a pris, mais elle ne l'a pas volé. Elle n'a été pour lui que le moyen de retourner à la maison du Père [...]. Elle est la matrice dans laquelle il est revenu et vous ne retrouverez pas son corps », avait-elle alors prédit. Mais la mer n'a pas voulu garder celui qui lui avait dédié sa vie et c'est après de sordides comparaisons d'empreintes dentaires que l'hôpital irlandais de Waterford a, trois jours après la découverte du corps, officiellement identifié la dépouille d'Éric Tabarly.

Pouvait-il disparaître autrement qu'à la barre d'un voilier ce légendaire navigateur, icône de marin au visage buriné, qui contribua à faire découvrir la course au large au public français ? Pouvait-il s'en aller à bord d'un autre bateau que Pen-Duick, son premier navire, qui ne sortait plus que rarement, celui qui fut à l'origine de sa vocation, celui sur lequel il tira son premier et dernier bord ?

Une vocation précoce...

C'est à sept ans que le petit Breton né à Nantes, élevé à La Trinité-sur-Mer, trimbalé de poupe en proue par un père passionné, décide de son destin. En manœuvrant le quadragénaire Pen-Duick, le gamin déjà taciturne se forge un caractère en acier, une force morale et physique qui cimenteront ses succès futurs. Passionné par son bateau, le jeune homme lui dédit sa solde de jeune enseigne de vaisseau de l'Aéronavale et ses précieux moments de temps libre. Pour le conserver à flot, il s'engage même en Indochine, histoire de gagner quelques sous immédiatement engloutis dans l'entretien de son unique luxe.

En bricolant son bateau, secondé par les frères Gilles et Marc Costantini avec qui il collaborera sur certaines de ses embarcations suivantes, Tabarly acquiert ce savoir-faire qui, autant que ses victoires, a contribué à sa notoriété dans le milieu de la voile. Mais les premières sorties de Pen-Duick en compétition sont des semi-échecs et la construction de nouvelles unités s'avère indispensable pour servir des ambitions sportives.

C'est Pen-Duick II qui consacre le talent de Tabarly en 1964. Dans la Transat anglaise en solitaire, le Français, inconnu parmi les géants anglo-saxons de la voile, devance sir Francis Chichester dans la rade de Newport sans connaître sa position dans la course. Cette arrivée qui lança sa légende était l'un des meilleurs souvenirs du marin au verbe rare : « Les gens du bateau-feu, au large de Newport, sont venus à ma rencontre. Ils m'ont dit que j'étais premier, mais comme mon anglais était très mauvais, je n'étais pas bien sûr de tout comprendre. »

... qui en suscita bien d'autres

En 1976, sa seconde et magistrale victoire dans l'épreuve confirme son étonnante popularité. Son bateau Pen-Duick IV, conçu pour être dirigé par dix hommes, franchit la ligne alors qu'on le croyait disparu. « Cette victoire, dira-t-il, c'est celle dont je suis le plus fier ». Quatre ans plus tard, le Breton réussira l'un de ses derniers grands faits d'armes en battant le record de la traversée de l'Atlantique vieux de soixante-quinze ans, en 10 jours, 5 heures, 14 minutes et 20 secondes. Entre son avènement et l'apogée de sa carrière, et avant de connaître quelques déboires – abandon dans la Route du rhum 1986, chavirement dans La Baule-Dakar 1987, échecs répétés dans la Whitbread –, Éric Tabarly n'a pas seulement accumulé les exploits sportifs. Il a aussi largement contribué à faire progresser l'architecture navale, lançant par exemple la vogue des multicoques, et a surtout formé une grande partie de cette génération de marins qui fait désormais la réputation de la voile tricolore. « La pédagogie et moi, ça fait deux » aimait à ronchonner le « taiseux » dont la liste des hommes d'équipage est pourtant un véritable « Who's who » de la voile : Olivier de Kersauson, Titouan Lamazou, Marc Pajot, Philippe Poupon, Alain Colas – disparu en mer a bord de Pen-Duick IV rebaptisé Manureva. Tous ont hissé des voiles pour lui et se souviennent avec émotion et respect de leur temps de moussaillon. « Il aimait dire qu'il n'était pas pour grand-chose dans les succès de ses anciens élèves », expliquait à l'Équipe Magazine Titouan Lamazou, vainqueur du Vendée Globe Challenge en 1990. « Je peux dire pour moi qu'il n'y était effectivement pas pour grand-chose : il y était pour tout. »