Propos recueillis par Samuel Blumenfeld (le Monde, 2 avril, 1998).

Ailleurs : triomphe des auteurs isolés

La Grande-Bretagne est, parmi les pays européens, celui dont les films parviennent le plus jusqu'à nos écrans. En dehors des cinéastes confirmés comme John Boorman (le Général) et Ken Loach (My name is Joe), on ne note pas de réelles découvertes cette année. Remarqué avec Jude il y a trois ans, Michael Winterbottom, s'il réussit à nous émouvoir avec Welcome to Sarajevo, manque totalement sa cible avec un polar fabriqué, I want you. Le genre policier fleurit d'ailleurs en Angleterre souvent mêlé à des préoccupations sociales (le Général). Dans ce registre, Antonia Bird réussit, avec Face, un film d'action à l'américaine assez prenant. Les Britanniques ont un penchant pour les biographies filmées. Oscar Wilde de Brian Gilbert et Love is the devil de John Maybury (variations autour de Francis Bacon) se signalent par leur lourdeur et leur académisme. Il faut compter sur l'Américain Todd Hayes pour nous restituer brillamment, dans Velvet Goldmine, l'esprit du glam rock anglais des années 70 en traçant le portrait imaginaire d'une star qui ressemblerait à David Bowie. Échange de bons procédés, l'Anglais Nick Broomfield va aux États-Unis enquêter sur la mort qu'il juge suspecte du chanteur Kurt Cobain et en tire un documentaire, Kurt and Courtney, très juste sur la scène punk-rock américaine actuelle.

Pour le reste, les centres d'intérêt se partagent entre des zones géographiques (plutôt une zone étendue) allant de l'Asie aux frontières de l'Europe orientale et des auteurs isolés – Michael Heneke (Autriche), Lars von Trier (Danemark), Emir Kusturica (ex-Yougoslavie) et Théo Angelpoulos (Grèce) – qui, à eux seuls, de par leur singularité et leur exigence, représentent leurs pays respectifs.

L'Asie continue à intéresser les spectateurs et les sélectionneurs de festivals, car on y trouve des cinéastes exigeants et, surtout, une écriture cinématographique exigeante qui ne s'efface pas devant les sujets à traiter. Après le succès de Sonatine, on sort le premier film du japonais Takeshi Kitano, Violent Cop (1989), qui anticipe, dans ses propos et sa représentation stylisée de la violence, sur Bad Lieutenant d'Abel Ferrara (1992), tandis que le vétéran Shohei Imamura revient, à travers une fable tragi-comique non exempte de cruauté, Kanzo Sensei, sur une période traumatisante de la fin de la guerre. Du côté de Taïwan, le vétéran Hou Hsiao-hsien prend ses distances avec l'autobiographie et la peinture du passé récent de sa patrie pour s'intéresser, avec les Fleurs de Shanghai, dans un style hiératique, frôlant l'abstraction tempérée, aux us et coutumes d'une maison de plaisirs du xixe siècle.

L'Iran nous a proposé les œuvres de trois générations de cinéastes : Dariush Mehrjui, qui se fit l'ambassadeur du cinéma de son pays il y a près de trente ans, revient sur la scène artistique avec Sara traitant du sort des femmes dans les milieux aisés ; Mohsen Makhmalbaf, le plus connu des auteurs contemporains avec Abbas Kiarostami trace, avec le Silence, une fresque interethnique qui rappelle certains travaux tardifs de Paradjanov ; enfin, la grande surprise nous est venue avec la Pomme, réalisée par Samira Makhmalbaf, la fille du cinéaste âgée d'à peine dix-huit ans, charge violente contre l'obscurantisme d'un père qui enferme toute leur vie deux adolescentes dans la maison familiale.

Jadis, quand les films soviétiques étaient assez bien diffusés en Europe, on voulait connaître les œuvres en provenance d'Asie centrale, voire d'Extrême-Orient, Aujourd'hui, on commence à se retourner vers l'ex-URSS via l'intérêt suscité par les cinémas d'Asie. Makhmalbaf évoque très bien dans le Silence ce bouillonnement ethnique qui existe dans ce lieu : le film a été tourné au Tadjikistan, État frontalier de la Chine et de l'Afghanistan, mais où on parle aussi le russe. L'année 1998 a également été celle de la découverte du cinéaste kazakh Darejan Omirbaev, dont Kairat (1991) fut distribué au début de l'année (sorti en fait le 31 décembre 1997), et dont le dernier opus, Tueur à gage, fut présenté à Cannes, tandis que son œuvre entière fut montrée au mois de décembre dans le cadre du Festival d'automne. Cette manifestation présenta un panorama de films kazakhs de ces dix dernières années en même temps qu'elle proposa une intégrale de l'œuvre de deux cinéastes russes marquants, Alekseï Guerman, dont la dernière fresque, Khroustaliov, ma voiture ! fut montrée à Cannes, et Alexandre Sokourov, qui vit trois de ses films distribués cette année : la Voix solitaire de l'homme (1978-1987), Pages cachées (1993) et Mère et fils (1997).