Année du théâtre 1998

« À Paris, trop de spectacles ; en province, trop de festivals ? On s'y rue ou l'on s'y perd, on s'y passionne ou l'on s'y use. Et durant ces mois de mai, de juin surtout, rive droite ou rive gauche, trop de vernissages – donc trop de peintures et de peintres ? –, trop de lancements de livres – donc trop d'écrivains ? Coiffons le problème : trop d'intelligences, trop d'art, trop de pensée ? Non ! Mieux vaut passer pour un pays le travers du pullulement que la tare de la carence, mieux vaut l'effervescence turbulente que la noble stagnation. »

Placées en exergue d'un ouvrage revenant sur la saison théâtrale, ces lignes ont été écrites en 1954. Elles laissent songeur. Comment réagirait leur auteur quarante-quatre ans après alors qu'au fil des années le nombre de spectacles n'a cessé de se démultiplier ? Du nord au sud, de l'est à l'ouest, c'est une profusion sans fin. Compagnies indépendantes, scènes nationales, centres dramatiques et théâtres nationaux, théâtres privés, rivalisent en propositions nourries par des comédiens de plus en plus nombreux – 6 000 en 1986, 12 000 en 1994 ! Chacun affiche, produit, crée jusqu'à provoquer parfois un sentiment de trop-plein chez le spectateur qui n'en peut mais. Que dire devant les plus de 200 spectacles recensés (dont 16 créations) uniquement dans Paris et sa banlieue pour la seule semaine du 4 au 10 mars 1998 ? Huit mois après, pour la semaine du 11 au 17 novembre, ils étaient près de 240, dont 17 créations !

Certains ne manqueront pas de dénoncer cette profusion, relevant, à juste titre, que dans cette masse nombre de spectacles ne méritaient pas d'être joués, qu'ils ne portaient de théâtre que le nom, voire – s'il est vrai que « la fausse monnaie chasse la bonne » – étaient dangereux. Pourtant, bien qu'il soit évident que la quantité n'est pas garante de qualité, le « pullulement » vaut mieux que la « carence », « l'effervescence turbulente » que « la noble stagnation » – en 1998 comme en 1954 ! Avec tous ses aléas, ses déceptions, ses inutilités, l'année écoulée s'est révélée aussi riche que les précédentes en vraies réussites, en grands événements. À commencer – coup d'envoi de l'année, dès janvier – par la nouvelle création d'Ariane Mnouchkine et du Théâtre du Soleil : Et soudain, des nuits d'éveil.

Sous le Soleil d'Ariane

Réalisé en quelques mois dans une urgence née du travail d'improvisation, le spectacle racontait l'irruption d'une délégation de Tibétains en exil dans un théâtre, un soir de représentation. Sous le regard des quelque 400 bouddhas peints formant une fresque immense, on a pu retrouver tout ce qui fait la force du Théâtre du Soleil – invention, lyrisme, allégresse de la mise en scène, du jeu des acteurs, de la musique de Jean-Jacques Lemêtre. Mais, surtout, par-delà la rencontre de l'Asie et de l'Occident, par-delà le mariage de la commedia dell'arte et des danses tibétaines, ce qui a le plus marqué, ici, c'est, en même temps que l'évidence politique du propos abordant aussi bien le drame du Tibet que celui des « sans-papiers » accueillis quelques mois plus tôt à la Cartoucherie, la mise au jour d'une autre vérité profonde : celle de la vie du théâtre, d'une troupe. Comme elle l'avait fait avec son film Molière, Mnouchkine réussit le tour de force de parler, à travers son sujet – et sans le sacrifier jamais – d'elle-même et du Soleil avec tendresse et humilité, tout en maintenant à son plus haut l'exigence d'un art civique et populaire, inscrit de plain-pied dans la cité.

Le Théâtre dans la Cité

C'est ce théâtre, cette exigence que l'on a pu retrouver tout au long de l'année avec les hérauts de la décentralisation. Au Centre dramatique national de Gennevilliers, Bernard Sobel a « ressuscité » la Tragédie optimiste du Russe Vichnevsky posant, dans les années 30, les contradictions essentielles du communisme et de la révolution. Au Volcan du Havre, Alain Milianti a célébré dans un même élan Genêt, Fanny Mentré et Robespierre avec Le festin où s'ouvrent les cœurs, tandis que Jeanne Champagne, un peu partout en France, a présenté devant un public d'adultes et de lycéens son triptyque réalisé sur le mode du théâtre de tréteaux à partir des trois récits autobiographiques de Jules Vallès (l'Enfant, le Bachelier, l'Insurgé). Au Théâtre des Amandiers, à Nanterre, Jean-Pierre Vincent, un an après s'être penché sur la figure de Marx avec Karl Marx, Théâtre inédit, est revenu par deux fois à son exploration minutieuse et fine de l'identité française par le biais de deux « classiques » – le Jeu de l'amour et du hasard de Marivaux et un Tartuffe de Molière à la violence inaccoutumée. Roger Planchon, lui, a repris sa mise en scène d'un autre Marivaux créée la saison précédente au Théâtre national à Villeurbanne – le Triomphe de l'Amour. Si, pour le coup, l'essentiel de la réussite tenait à la liberté et à l'acuité du regard porté sur l'œuvre et son auteur, les mécanismes du pouvoir et de la pression sociale, des rapports entre princes et sujets, maîtres et valets, étaient, là encore, parfaitement démontés.

La politique et l'histoire sur le plateau

Plus explicite, Jean-Louis Benoît, au Théâtre de l'Aquarium, à Vincennes, n'a pas hésité à porter directement la parole politique sur la scène avec Une nuit à l'Élysée réunissant autour d'un François Mitterrand quasi à l'agonie devant son ortolan au soir du 31 décembre plusieurs membres de sa « cour » et une litanie de « visiteurs » nommés Jacques Chirac, Alain Juppé, Lionel Jospin ou Michel Rocard. Le texte était composé exclusivement d'extraits de confessions, Mémoires, déclarations, discours prononcés par ces derniers.