Journal de l'année Édition 1999 1999Éd. 1999

Entre ces deux dates, quasiment onze mois riches en événements jalonnent la conquête du pays : une conquête rapide, bataille des Pyramides, prise du Caire (21 et 23 juillet). La prise de contrôle semble bien partie. D'autant que les administrateurs français veulent transformer la société égyptienne tout en flattant les valeurs musulmanes. Ainsi, le général en chef lui-même se présente comme un admirateur de l'islam. Il affirme aux autorités cairotes : « Je viens vous restituer vos droits, punir les usurpateurs (la dynastie des Mamelouks), je respecte plus que les Mamelouks, Dieu, son prophète Mahomet et le glorieux Coran. » Il n'oublie donc pas de se proclamer l'envoyé de Mahomet. Cette entreprise de charme n'a d'effet que pendant quatre mois. Le 21 octobre, Le Caire, à l'appel des oulémas, se soulève. La résistance des Français est opiniâtre, puis les Cairotes, cédant au feu des canons et à l'embrasement de plusieurs quartiers, subissent une répression aveugle. La révolte se solde par la mort de 300 Français et de 3 000 Cairotes.

L'ordre définitivement assuré, il est temps pour Bonaparte de mettre en pratique l'objectif défini par l'arrêté du 12 avril 1798 adopté par le Directoire : « Le corps expéditionnaire doit s'emparer de l'Égypte, chasser les Anglais de toutes les possessions de l'Orient où il peut se rendre... ; (il) détruira tous les comptoirs sur la mer Rouge, fera couper l'isthme de Suez et prendra toutes les mesures nécessaires pour assurer la libre et exclusive possession de la mer Rouge à la République française. » Mais ce n'est pas vers Suez que Bonaparte lance son corps expéditionnaire, mais vers la Palestine où le siège de la forteresse de Saint-Jean-d'Acre se transforme en spectacle à la fois horrifiant et dantesque, avant de solder par un échec de taille. Dans la chaleur suffocante, peste et massacres achèvent de transformer l'encerclement de la forteresse croisée en mouroir à Français et à mamelouks.

Devant l'étendue de la tragédie, Bonaparte décide la retraite, revient au Caire, reprend les rênes du pouvoir dans la capitale nilotique. Il n'y reste que quelques semaines avant de décider de revenir en France, où il pressent que la situation est mûre pour s'emparer du pouvoir (juillet-août). Il laisse la responsabilité des opérations au général Kléber, qui sera assassiné par un jeune Syrien du nom de Soliman. La direction du corps expéditionnaire est alors attribuée au générai Menou, piètre militaire mais bon administrateur. L'aventure se termine en juin 1801 avec la capitulation de Menou devant les Anglais. Elle a duré deux ans et coûté des milliers de vies humaines, françaises et égyptiennes. Mais, à défaut d'autres aventures, elle a fait rêver, et continue de le faire. Les Anglais veulent faire main basse sur le seul trésor qui reste aux mains des scientifiques français – leurs travaux. Mais, pour qu'ils ne tombent pas à l'ennemi, ceux-ci, Geoffroy Saint-Hilaire en tête, menacent de les détruire.

Un certain regard

Pour la première fois dans l'histoire, une expédition guerrière appuie un projet scientifique. À la destruction de l'ennemi s'ajoute la volonté de le connaître. Cette ambition inédite s'est inscrite dans des regards différents. Celui, par exemple, d'un artiste comme Dutertre, qui propose la création d'une école de dessin ouverte à tous les Cairotes, ceux des médecins qui souhaitent étudier les mœurs indigènes, les maladies les plus courantes et la pharmacopée utilisée par la population pour en tirer le meilleur parti. Ce regard positif peut être politique et visionnaire comme celui du général Menou, qui espère faire des Égyptiens des Français d'Orient et projette de faire du Caire une capitale moderne. Ce dernier n'est pas resté au seul stade des intentions. Fasciné par les splendeurs de l'Orient, il a épousé une Égyptienne et s'est converti à la religion musulmane.

Ces regards attentifs ne sauraient toutefois faire oublier ceux qui affichaient mépris ou condescendance. Des sentiments qui étaient partagés par de nombreux membres de l'expédition. Toutefois, en règle générale, tous, qu'ils soient soldats ou savants, ont fait montre d'indifférence pour le présent, mais aussi et surtout ont nourri un fort sentiment d'admiration pour le passé de la vallée du Nil : « Nous sommes au milieu des temples et des palais construits par un des peuples les plus extraordinaires qui aient existé. »

La Description de l'Égypte

Le rêve égyptien a trouvé sa réalisation dans le projet éditorial le plus ambitieux de l'aube du xixe siècle : la présentation aux générations contemporaines et futures de tous les aspects d'un pays. En effet, les savants français ont sillonné la basse et la haute Égypte, d'Alexandrie à Assiout, découvrant ou redécouvrant les splendeurs des pharaons. Tombes, temples, stèles (ils sortent des sables la célèbre pierre de Rosette que les Anglais confisquent à Menou), rien ne résiste à leur fougue. En 1802, le Premier consul ordonne la publication des travaux aux frais du gouvernement et au profit des auteurs. Mais le travail d'édition puis de fabrication se révèle colossal. Il faut mettre de l'ordre dans les milliers de notes et de dessins produits sous l'égide de l'Institut d'Égypte. Cette tâche épuise plusieurs savants dont Conté, Lancret et Jomard De retour d'Égypte, l'imprimeur et papetier Conté invente des machines pour réaliser certaines tâches techniques. Deux cents graveurs seront requis, cinq imprimeurs finiront le travail. Vingt ans seront nécessaires pour achever le projet. Le premier volume consacré aux Antiquités est édité en 1809. L'ensemble de l'œuvre comprend plus de dix volumes de taille inhabituelle. Aussi n'est-on pas surpris que les éditeurs proposent aux souscripteurs d'acquérir un meuble spécialement conçu et décoré à l'égyptienne. Il est vrai que l'ouvrage est souvent constitué de planches aux dimensions impressionnantes (135,4 cm sur 70,4 cm). En tout, plus de 3 000 planches qui sont autant de chefs-d'œuvre.

Serge Cosseron