« Sans doute, le recul de l'autoritarisme et de la rigidité des mœurs était inéluctable, écrit Gilles Lipovetsky. Mais je pense que Mai 68 a considérablement amplifié et accélère ce phénomène. Il lui a donné une impulsion et une radicalité très fortes. » Un jugement partagé par Laurent Joffrin : « Mai 68 a changé la France. Cette révolution manquée a révolutionné la société. À cause de ce singulier printemps, la vie quotidienne de 50 millions de personnes n «a plus été la même. Après mai, les Français n'ont plus eu la même manière dépenser, de sentir, de parler, de s'habiller, d'éduquer leurs enfants, de vivre en couple ou de passer leurs loisirs... En mai, le pouvoir n'est pas tombé. Ce sont les vieilles contraintes de la société patriarcale et rurale, minées par l'industrialisation rapide du pays, étouffantes pour la jeunesse [...] qui ont sauté d'un coup sous la poussée d'une insurrection impensable. »

Révolution d'« enfants gâtés » diront certains, Mai 68 préfigure aussi le déclin du communisme et l'avènement d'une gauche plus gestionnaire et consensuelle.

Que reste-t-il de Mai 68 ?

« Nous sommes, titrait récemment un magazine, les enfants de cette joie turbulente qui a bousculé les idées plus encore que les pavés. » Peut-être. Mais trente ans après Mai 68, la donne a changé. D'accord, bon nombre d'acteurs des événements se retrouvent aujourd'hui à des postes clés dans le monde politico-médiatique. Ils se veulent encore les gardiens du temple de l'« esprit révolutionnaire ». Mais quels sont les points communs entre leur propre jeunesse et celle de 1998 ?

Mai 68 était une contre-culture festive. Un brin insouciante. C'était une vision optimisme du futur. La croyance dans les « lendemains qui chantent » et les modèles alternatifs. Un grand rêve collectif.

Aujourd'hui, les modèles alternatifs ont montré leur impuissance, voire leur nuisance. Le bloc de l'Est s'est libéré avec bonheur du carcan de l'Union soviétique. L'Union soviétique a disparu, victime consentante d'un système qui n'en pouvait plus. Dans un consensus de bon aloi, les partis socialistes européens se sont faits les chantres de la social-démocratie. Le marché et ses contraintes se sont imposés à tous. Hommes politiques de tous bords et Guignols de l'info ne pestent-ils pas contre la « pensée unique » et la « dictature de la World Company », derniers avatars d'une mondialisation galopante de l'économie ?

La jeunesse de 1998

Les enfants de 1998 sont sur une autre planète. Leurs aînés, c'est-à-dire leurs parents n'ont pas vraiment « Changé la vie ! » comme prévu. Leurs préoccupations sont donc à l'opposé. Hier, l'avenir était confiant. Aujourd'hui, il tétanise toute une classe d'âge : peur du chômage, fracture sociale, menaces d'exclusion.

Et, au bout du compte, bien peu de rêve à se mettre dans la tête. Où diable chercher une alternative crédible et rassurante ? La jeunesse, et même le peuple de gauche, a bien du mal à croire en l'avènement du meilleur des mondes. Tout juste si elle veut espérer en un monde meilleur. Pour elle, les grandes idéologies et les utopies sociales se lisent dans les livres d'histoire. Elles ne se vivent pas dans la rue. Aux Trente Glorieuses ont succédé Les Trente Piteuses (d'après le titre du livre de Nicolas Baveretz, paru chez Flammarion en 1997). Les taux de croissance des économies occidentales ont été allégrement divisés par deux. Conséquence : l'apparition d'une société duale. La fameuse « fracture sociale » mise en valeur par le candidat Chirac lors de sa campagne présidentielle, en 1995.

1968-1998, le rapport de forces a considérablement évolué. Il y a trente ans, ce rapport était favorable aux salariés. Le plein-emploi leur donnait des capacités de négociation importantes. Par ailleurs, la « menace soviétique » incitait plus ou moins les classes dirigeantes à la compréhension dans le domaine social.

Cet équilibre s'est rompu à la fin des années 70 et au cours des années 80 avec la mondialisation des techniques et la montée du chômage. Comme Henri Weber le souligne : « Le rapport de forces a évolué en faveur des détenteurs du pouvoir économique privé et au détriment des salariés et des États-nations. »