Journal de l'année Édition 1998 1998Éd. 1998

Procès Papon : la France vichyssoise devant ses juges

L'ancien secrétaire général de la police René Bousquet ayant été assassiné avant son procès, Maurice Papon est le premier haut fonctionnaire de Vichy à être jugé en France pour « complicité de crime contre l'humanité ». Comparaissant depuis le 8 octobre 1997 devant la cour d'assises de Bordeaux, il est accusé d'avoir contribué entre 1942 et 1944 à la déportation de dizaines de Juifs vers Drancy, antichambre des camps d'extermination allemands. À l'origine, le verdict était attendu le 23 décembre 1997. Mais les interruptions et le déroulement souvent interminable des audiences ont transformé l'affaire Papon en un procès-fleuve. Dès lors, tout autant que l'enlisement, c'était la lassitude, voire l'indifférence, des médias et de l'opinion publique qui guettait fin décembre le plus long procès jamais organisé en France et dont le dénouement est désormais attendu au printemps 1998. Si le procès arrive jamais à son terme.

Selon l'arrêt de la chambre d'accusation par lequel Maurice Papon est renvoyé devant la cour d'assises de Bordeaux, ce dernier est accusé de s'être « rendu complice des meurtres avec préméditation commis par des (...) agents du gouvernement allemand à l'encontre de personnes d'origine juive en fournissant sciemment aux auteurs de ces crimes l'aide et l'assistance nécessaires à la préparation ou à la consommation de leur action (...) ». Quelle aide Maurice Papon a-t-il apportée aux autorités allemandes ? Qu'a-t-il signé ? Sur ordre de qui ? Sa fonction lui permettait-elle d'agir directement sur les événements dramatiques de l'été 1942 ? C'est ce que les jurés de la cour d'assises auront à déterminer.

C'est au mois de mai 1942 que Papon fait son entrée à Bordeaux. Nommé préfet régional par Laval, Maurice Sabatier, qui a connu Papon en 1936 au ministère de l'Intérieur, demande au jeune sous-préfet de première classe de l'épauler dans ses nouvelles fonctions. En qualité de secrétaire général de la préfecture de Bordeaux, Maurice Papon hérite d'une dizaine de services, essentiellement administratifs. Mais il coiffe également le bureau des affaires juives, chargé d'inventorier les biens juifs. Papon a trente-deux ans. Il prend ses fonctions au plus mauvais moment. Car c'est pendant l'été 1942 que la capitale girondine connaîtra sa première grande rafle. Les 15 et 16 juillet 1942, deux mois après l'arrivée de Papon, 70 personnes d'origine israélite seront arrêtées sur une liste de 105 noms. L'opération, placée sous contrôle allemand, est menée par le commissaire Norbert Téchouyères, assisté de 80 policiers français. Internées dans le camp de Mérignac, les victimes sont emmenées par train à Drancy, d'où elles seront déportées vers Auschwitz.

Décidée à Berlin, lors de la conférence secrète Wannsee, la « solution finale » est en effet en marche. Eichmann, son instigateur, est venu à Paris réclamer des moyens logistiques pour mettre en œuvre son programme d'extermination. C'est René Bousquet, alors secrétaire général de la police de Vichy, qui signera au printemps 1942 avec le chef SS de la police allemande en France, Karl Oberg, les accords autorisant les transferts des Juifs aux autorités allemandes. Il sacrifiera les Juifs étrangers ou apatrides (sans passeport) en échange de juifs français. Depuis octobre 1940, date à laquelle le gouvernement français, épaulé par un quarteron de juristes, échafauda toute une législation de spoliation, ces derniers ne sont d'ailleurs plus que des citoyens de seconde zone. En mai 1942, ils sont déjà exclus de toutes les professions au contact du public, ce qui implique « l'aryanisation de leurs biens » selon la terminologie de l'époque. Ils n'ont plus le droit de déménager, de posséder un téléphone, un poste de TSF ou une bicyclette ; ils doivent respecter le couvre-feu de 20 heures à 5 heures. Ils sont mis en fiche depuis déjà deux ans.

En ce mois de juillet 1942, l'administration préfectorale prend à sa charge l'organisation des premières déportations décidées par les Allemands. Le 6 juillet, Maurice Papon signe un ordre de transfert à Drancy de Léon Librach et de deux autres juifs de nationalité polonaise. Puis viendront les premiers comptes rendus des opérations d'arrestation et de transport des Juifs. Certains sont signés par Papon, d'autres par Pierre Garat, le chef du bureau des questions juives. En qualité d'adjoint, ce dernier agit sous couvert de Maurice Papon qui lui a donné délégation de signature. Un mois plus tard, le 22 août 1942, une deuxième rafle est ordonnée par les Allemands. Cette fois-ci, 443 personnes sont dans le convoi pour Drancy, dont 186 Français. Pierre Garat se rendra sur place pour intervenir en faveur des « cas intéressants », une formule qui désignait à l'époque les personnes remplissant les conditions pour être radiées des listes (mutilé de guerre, ancien combattant, etc.). Et puis la machine s'emballe : le convoi de septembre 1942 comprendra 70 Juifs, dont 13 enfants ; celui d'octobre, 128, dont 10 enfants. Dès 1943, la préfecture n'est plus avertie des rafles par l'autorité allemande, qui s'adresse directement aux policiers français.

L'après-guerre

Puis vient la Libération. Maurice Papon n'est pas inquiété. Mieux : il est officiellement entré dans la Résistance le 1er janvier 1943, comme membre du réseau Jade-Amicol, ce que certains contestent aujourd'hui. C'est Roger Bloch, un des dirigeants de ce réseau hébergé, fin 1943, à quatre reprises par Maurice Papon, qui le recommandera auprès du commissaire de la République clandestin Roger Cusin. Ce dernier nommera Maurice Papon préfet des Landes. Papon conservera cette fonction jusqu'en octobre 1945, avant de poursuivre une carrière qui le mènera jusqu'au poste de ministre du Budget du gouvernement Barre d'avril 1978. Cette nouvelle charge le place-t-elle trop « à découvert » ? Trois ans plus tard, le scandale éclate. À quatre jours du second tour de l'élection présidentielle, le Canard enchaîné affirme que Papon a autorisé et contrôlé la déportation de plusieurs centaines de Juifs étrangers et français. Derrière ces révélations, il y a Michel Slitinsky. L'homme est un miraculé. Quand le 20 octobre 1942 les policiers frappent à la porte du 3, rue de la Chartreuse, à Bordeaux, le jeune homme de dix-sept ans, fils d'un couple ukrainien, s'échappe par les toits. Son évasion figure d'ailleurs dans les rapports officiels. Dès la parution de l'article, Maurice Papon dénonce « une manœuvre électorale de dernière heure ». Il décide de s'en remettre à un jury d'honneur, composé de cinq « résistants authentiques ». Si ces derniers affirment que des poursuites pour crime contre l'humanité sont injustifiées, ils concluent : « M. Papon aurait dû démissionner de ses fonctions au mois de juillet 1942. »