Journal de l'année Édition 1998 1998Éd. 1998

Luttes de pouvoir en Russie

De la « garde » rapprochée qui avait permis à Boris Eltsine d'être réélu en 1996, le général Lebed avait été le premier remercié. Le retour aux affaires d'Anatoli Tchoubaïs et de Boris Nemtsov en mars 1997 a été fatal à Boris Berezovski. Le plus étonnant reste que le Premier ministre Viktor Tchernomyrdine ait réussi à surnager dans le marécage de la politique russe. L'éternel fusible du chef de l'État pourrait jouer le premier rôle si la rechute de ce dernier se révélait grave.

En Russie, l'idée que les médias déterminent les votes est largement partagée. Depuis la spectaculaire remontée de Boris Eltsine dans les sondages avant sa réélection en 1996, le contrôle des médias a occupé la poignée d'oligarques qui se disputent les premiers rôles. Le Premier ministre Viktor Tchernomyrdine, régulièrement épingle par les médias en raison de son élocution primaire, de ses manières d'apparatchik ou de l'incroyable sous-évaluation de sa déclaration de revenus, l'a finalement compris. C'est ainsi que l'on a pu le voir très à son aise, interrogé par un journaliste pour le moins conciliant sur la chaîne privée NTV, dont Gazprom, le monopole gazier géant proche du Premier ministre, possède 30 % des parts. Ses deux rivaux, les réformateurs Boris Nemtsov (vice-Premier ministre, depuis mars 1997) et Anatoli Tchoubaïs (vice-Premier ministre et ministre des Finances, depuis mars 1997), se sont eux aussi assuré de la docilité de nombreux médias en achetant journaux et chaînes de télévision. Quant à Boris Berezovski, numéro deux du Conseil national de sécurité, présenté dans la presse occidentale comme un « puissant homme d'affaires », c'est peu d'écrire qu'il dispose depuis longtemps de relais médiatiques influents. Mais au bout du compte, chacun disposant de moyens similaires, il est apparu plus important d'avoir l'accès direct à B. Eltsine plutôt qu'aux organes de presse.

Exit Boris Berezovski

C'est au cours du printemps que les réformateurs se sont mis en tête d'obtenir la « tête » du numéro deux du Conseil national de sécurité. B. Berezovski et Anatoli Tchoubaïs, le « père des réformes », que l'on avait connus complices sans état d'âme un an plus tôt quand il s'était agi d'assurer la réélection de B. Eltsine, ont commencé à vouloir jouer l'un contre l'autre dès la reprise des grandes privatisations. L'heure des réalignements politiques avait sonné. Deux empires financiers et médiatiques, ceux de B. Berezovski et de Vladimir Goussinski, ont alors choisi de s'allier avec V. Tchernomyrdine, contre leur grand rival Onexim, premier groupe « privé » du pays. A. Tchoubaïs se rangeait au côté d'Onexim. L'enjeu de l'affrontement : le rachat de sociétés pétrolières, comme Rosneft. Alors que le ministre des Finances prenait langue avec British Petroleum, B. Berezovski approchait Gazprom et le pétrolier russe Loukoïl. Le 5 novembre, B. Berezovski intervenait devant ses médias pour se faire l'avocat du capitalisme russe « prêt à investir à long terme dans le pays » face à la « menace que représentent, à cette étape initiale, des capitaux spéculatifs étrangers ». En s'attribuant ainsi le rôle du « chevalier blanc », B. Berezovski a sans doute tenté de faire oublier qu'il a bâti sa fortune en précipitant la ruine du premier constructeur automobile russe Avtovaz et en plaçant en Suisse une part non négligeable des revenus de la compagnie nationale Aeroflot. Ses adversaires n'auront pas manqué de lui rappeler que le magazine américain Forbes l'a un jour qualifié de « parrain » de la mafia russe. Le jour même où il défendait au nom d'un nationalisme moralisateur l'alliance de son groupe avec Gazprom, B. Berezovski apprenait qu'il était limogé par B. Eltsine, lequel avait fini par céder aux conseils désintéressés des deux vice-Premiers ministres. Son renvoi était présenté comme une opération de moralisation de l'État par B. Nemtsov : « On ne peut mêler activités commerciales et service public. » Mais, plus que le limogeage d'une personnalité de la politique, les deux réformateurs ont parallèlement obtenu du chef de l'État qu'il signe un oukaze plus décisif pour l'avenir de la Russie : désormais, un décret autorise les étrangers à « participer à 100 % » (et non plus à hauteur de 15 % du capital) aux privatisations des sociétés pétrolières russes.

L'étonnante santé de Tchernomyrdine

C'est moins le limogeage du numéro deux du Conseil national de sécurité qui a surpris les Russes que sa date bien tardive. Quant à savoir pourquoi B. Eltsine ne s'est pas décidé plus tôt à se séparer de cet encombrant collaborateur, on ne peut avancer que des hypothèses. Retenons celle-ci. Il pourrait s'agir d'un nouvel avatar de sa tactique habituelle d'équilibre des pouvoirs : considérant que la lutte entre les clans Tchernomyrdine-Berezovski et Tchoubaïs-Nemtsov prenait un tour trop intense aux yeux de l'opinion publique, B. Eltsine devait trancher. Il ne pouvait pas sacrifier A. Tchoubaïs après la promotion de V. Tchernomyrdine lors de la crise parlementaire d'octobre sans donner trop de poids au Premier ministre. En limogeant B. Berezovski, le chef de l'État aurait donc rétabli l'équilibre à son avantage. Quoi qu'il en soit, l'annonce le 12 décembre de « l'infection respiratoire virale aiguë » dont souffrait B. Eltsine a de nouveau ramené V. Tchernomyrdine, auquel échoit l'intérim en cas d'incapacité du président, sur le devant de la scène. Les grands clans financiers ont paru se résigner à accepter le jeu constitutionnel. Mais si la « convalescence » du président devait se prolonger, la Russie pourrait entrer de nouveau dans une période de troubles et les rivalités entre prétendants au rôle d'héritier auront toute latitude de s'exacerber, avec l'opposition comme masse de manœuvre. Certes, les temps ont changé depuis 1993, quand les haines poussaient les uns à attaquer le siège de la télévision, les autres à bombarder le Parlement. Il reste que la pacification de la vie politique est étroitement liée à la Constitution, c'est-à-dire au président.