Après 1968 (date où la manifestation fut interrompue au bout de quelques jours) et la création de la Quinzaine des réalisateurs, des étudiants, de simples cinéphiles firent le pèlerinage jusqu'à Cannes pour voir des films. En même temps que tombait le costume trois pièces au profit des jeans, un autre mode de vie, d'autres attitudes sociologiques naissaient : on pouvait aller à Cannes en stop avec cinq cents francs en poche, on campait chez des amis... Jusqu'en 1983 et la construction du nouveau palais, dénommé, fort à propos, le bunker, il était relativement facile de se procurer des invitations pour les séances.

Créé en 1959, destiné aux producteurs et acheteurs, le Marché du film deviendra, entre 1969 et 1976, un lieu de découverte de cinémas marginaux : série B, auteurs scandaleux comme John Waters, et aussi cinéma porno (pas encore appelé X) – très prisé alors des intellectuels – y feront la joie des spectateurs soumis à la censure encore en vigueur (les festivals sont, en principe, exonérés de censure).

Si on veut résumer l'historique du Festival de Cannes, on peut dire qu'il a vécu deux périodes d'innocence : de sa création à 1960, avec l'ère des stars et des apparats, et de 1969 à l'aube des années 80, où on consommait de la pellicule d'une manière désordonnée, pulsionnelle. Les films reflétaient l'air du temps jusqu'à la caricature. Ainsi, en 1972, la récompense suprême est partagée entre deux films politiques : La classe ouvrière va au paradis d'Elio Petri et l'Affaire Mattei de Francesco Rosi, tandis que le très underground dessin animé Fritz the Cat de Ralph Bakshi faisait un triomphe à la Semaine de la Critique et que les séances de minuit avec Pink Flamingos de John Waters ne désemplissaient pas au Marché du film.

Les choses se normaliseront ensuite. Alors que les plus culturels des auteurs audacieux (Jean-François Davy, Dusan Makavejev, Paul Morissey...) rejoignent les diverses sections du Festival, les films érotiques sont progressivement bannis du Marché du film ou présentés en vidéo à de réels acheteurs.

Ces périodes d'innocence sont suivies par des phases de repositionnement, de redéfinition des enjeux. Dans les années 60, trouver et défendre de nouveaux cinéastes ou de nouvelles écritures n'est plus laissé au hasard des projections. Appelé nouvelle vague, ou jeune cinéma, le film d'auteur de cette époque-là invente une écriture qui met à mal la syntaxe cinématographique traditionnelle : plus de champ/contrechamp au service de drames psychologiques mais un foisonnement d'images dans lequel présent et passé se confondent (Hiroshima mon amour, Alain Resnais, 1959), où l'objectif et le subjectif sont traités sur le même plan (le Dieu noir et le Diable blond, Glauber Rocha, 1964). Mais, quel que soit le style adopté, ces films expriment totalement l'univers de leur auteur. Vingt ans plus tard, ce style « dysnarratif » dégénérera à son tour en nouvel académisme qui dispense les cinéastes paresseux de faire l'effort de bien structurer leurs films. Viendront alors des metteurs en scène qui travailleront sur la distanciation, la relecture des genres populaires, l'ironie, le second degré : Steven Soderbergh (Sexe, mensonges et vidéo, palme d'or 1989), David Lynch (Sailor et Lula, palme d'or 1990), les frères Coen (Barton Fink, palme d'or 1991), Quentin Tarantino (Pulp Fiction, palme d'or 1994). Ces gens qui œuvrent sur des trames policières ou fantastiques détournées, sur du matériau recyclé sont considérés, dans une perspective postmoderne, comme les artistes les plus aptes à restituer l'atmosphère cynique des années 90.

Mais, comme la vérité n'est pas une mais multiple à Cannes, le jury de cette 50e édition, présidée par la glamoureuse Isabelle Adjani, a distingué, par une double palme d'or, des cinéastes qui, comme les grands maîtres des années 60, travaillent sur une réalité concrète, tangible, à laquelle ils appliquent leur grille de lecture : Shohei Imamura (l'Anguille) et Abbas Kiarostami (le Goût de la cerise). Les paillettes de la présidente Isabelle Adjani se sont mariées avec des films d'une grande rigueur. Les paparazzi avaient une grande star à photographier et les critiques, des films sérieux à commenter.

Des stars

Contrairement à ce qui est admis, le Festival de Cannes rendit les stars plus proches du public. Leur seule présence dans l'« arène » cannoise, là où la concentration de journalistes et d'échotiers est la plus forte, permit à tout un chacun de connaître les moindres faits et gestes de celles-ci. C'est Cannes qui créa le mythe Bardot, ce nouveau type de femme qui n'avait plus la distance lointaine d'une Marlene Dietrich, bien avant le film de Vadim Et Dieu créa la femme (1956). Il permit aussi à Grace Kelly, actrice fétiche d'Alfred Hitchcock, de quitter la scène cinématographique pour celle de la jet set – en devenant princesse de Monaco. Le Festival peut aussi être néfaste à l'apprentie starlette : en 1954, Simone Silva pose nue dans les bras de Robert Mitchum. Ses clichés de la pose indécente font le tour du monde, et les ligues puritaines américaines s'en offusquent. Une dépression nerveuse conduit la jeune femme au suicide...