Les cinquante ans du Festival de Cannes

Destiné à l'origine à concurrencer le Festival de Venise (fondé en 1932), jugé alors trop partial, le Festival de Cannes, après un faux départ en 1939, s'impose, à partir de 1946, comme la grande manifestation socioculturelle de la seconde partie du xxe siècle. De ses premiers pas hautement diplomatiques à sa bataille sans merci contre les médias (télévision en tête) qui se servent de lui comme d'un tremplin autopromotionnel en passant par l'ère des stars, l'apparition des nouvelles vagues, des films politiquement engagés, des œuvres venues des quatre coins de la planète, le Festival de Cannes a été le sismographe privilégié d'un 7e art en pleine mutation.

Pour le spectateur de 1998, le Festival de Cannes paraît être une vaste foire où les défilés de vedettes succèdent aux grandes fêtes arrosées de champagne. Cette image, aujourd'hui fallacieuse, est essentiellement façonnée par les émissions télévisées, qui ne retiennent que cet aspect de la manifestation. Exactement comme si les journalistes de l'audiovisuel commentaient l'actualité politique avec la langue de bois qui prévalait à l'époque de la guerre froide.

Une identité difficile à trouver

En 1939, le jeune diplomate Philippe Erlanger rêve d'une rencontre internationale de films qui pourrait rivaliser avec Venise, dont les choix cinématographiques sont fortement orientés politiquement. Il trouve les soutiens institutionnels et financiers nécessaires, et le premier Festival doit s'ouvrir en septembre 1939, à Cannes. La guerre éclate : il n'aura pas lieu. Sept ans plus tard, le projet se concrétise et connaît, malgré quelques difficultés de démarrage, un grand succès. En 1946, la diplomatie prévaut. La plupart des pays invités – jusqu'en 1976, ce sont les nations qui choisissent leurs représentants – reçoivent une parcelle du grand prix du Festival international du film, qui ne deviendra palme d'or qu'en 1955, à nouveau grand prix en 1964 puis définitivement palme d'or à partir de 1975. L'Amérique est présente avec le Poison de Billy Wilder, l'URSS avec le Tournant décisif de Fridrih Ermler, l'Italie avec Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini, seul film réellement novateur du Festival, annonciateur du néoréalisme, et qui se trouve quelque peu noyé dans le lot. René Clément est distingué par le prix international du jury pour la Bataille du rail, film qui évoque la guerre encore toute proche. Alfred Hitchcock (les Enchaînés) et Jean Cocteau (la Belle et la Bête) sont oubliés. L'année suivante, il n'y aura pas de grand prix du Festival, peut-être en réaction à la pléthore de récompenses de la première édition, mais des prix fantaisistes, comme celui du meilleur film psychologique et d'amour ou celui du meilleur film d'aventures et policier.

On peut considérer les années 1946-1951 comme une période de tâtonnements, où le Festival se cherche une identité. Parallèlement à la sélection, diplomatique, de films, la manifestation a besoin d'un lieu. L'édition 1946 se déroule dans la grande salle du casino. En 1947, les invités sont accueillis dans un palais en pleine construction. Les éditions de 1948 et 1950 sont annulées par manque de moyens et, aussi, parce qu'on estimait qu'une année n'est pas suffisante pour recevoir assez de bons films.

C'est au début des années 50 que le Festival va acquérir son profil. Une véritable équipe permanente se structure autour de Robert Fabre Le Bret, cofondateur de la manifestation avec Philippe Erlanger, qui devient délégué général en 1952.

Deux phénomènes, apparemment divergents, vont l'aider à se forger une identité. D'une part, le cinéma sera légitimé comme art grâce au mouvement des ciné-clubs, qui se fédèrent en 1946, et à la consolidation d'une presse spécialisée exigeante (la Revue du cinéma, Image et son, les Cahiers du cinéma, Positif, Cinéma...). Ces partenaires indispensables du festival, à la fois juges et commentateurs, le feront évoluer et changer. La critique de son académisme par François Truffaut en 1958 et la sélection de l'opéra prima de ce dernier, les Quatre Cents Coups, l'année suivante, ouvrent le Festival au cinéma moderne. D'autre part, la libéralisation des mœurs doublée par l'ouverture des frontières et le miroir aux alouettes que constitue désormais le cinéma va initier l'ère des starlettes, où nouvelles stars, dont la présence prime sur les films qui leur servent d'écrin : Martine Carol, Brigitte Bardot, Grace Kelly, Gina Lollobrigida donneront ainsi à Cannes, par les échos médiatiques qu'elles suscitent, cette image de fête permanente qui lui colle encore à la peau. Elles en recevront, en contrepartie, une gloire inespérée.

Cinémas décentrés et nouvelles vagues

Dans les années 50, le cinéma est sorti de sa période d'« innocence » : la guerre, les débuts de la décolonisation, l'apparition de cinématographies lointaines (Amérique latine, Afrique, Europe de l'Est) modifient son identité. Autant il était facile de juger jusque-là un film bâti autour d'un scénario bien structuré, généralement immuable sous toutes les latitudes et bourré de conventions psychologiques censées reproduire une tranche de vie, autant il devenait difficile d'isoler des critères pour apprécier le surréalisme naturaliste de Buñuel (Los Olvidados, 1951), la saga égyptienne de Youssef Chahine (le Fils du Nil, 1952) ou le néoréalisme bengali de Satyajit Ray (Pather Panchali, 1956), tous films qui défiaient le modèle occidental de narration. D'Occident même, de nouvelles manières de traiter le matériau dramatique apparaissent : le présent et le passé sont montrés sur le même plan, sans césure formelle comme à l'accoutumée, par le Suédois Alf Sjöberg (Mademoiselle Julie, grand prix du jury 1951, ex aequo avec Miracle à Milan de Vittorio De Sica) ; les conventions dramatiques sont niées par Robert Bresson, qui pratique la distanciation (Un condamné à mort s'est échappé, prix de la mise en scène en 1957). Une manière novatrice d'aborder certains sujets se fait jour : l'acte pictural est restitué dans sa durée même (Le Mystère Picasso, d'Henri-Georges Clouzot, Prix spécial du jury en 1956), tandis que Nuit et brouillard d'Alain Resnais, réflexion sous forme documentaire sur les camps de la mort, est projeté hors compétition, en 1956, à cause d'une plainte de la délégation ouest-allemande. Les grands prix reflètent rarement – jusqu'en 1960, où La Dolce Vita de Federico Fellini reçoit la récompense suprême – ces mutations qui s'opèrent dans le cinéma. Jusqu'en 1964, les présidents du jury sont des écrivains ou des académiciens qui, à l'exception de Jean Cocteau, sont peu au fait de l'univers filmique. À partir de 1964, et la présidence de Fritz Lang, cinéastes et acteurs tiendront majoritairement ce rôle.