Journal de l'année Édition 1998 1998Éd. 1998

Georges de La Tour au Grand Palais

D'octobre 1997 à janvier 1998, la quasi-totalité de l'œuvre retrouvé et nombre de copies de tableaux disparus invitent à pénétrer l'univers à la fois épuré, énigmatique et profondément émouvant d'un peintre aujourd'hui classé parmi les plus grands.

L'exposition, qui se veut didactique, est divisée en trois sections. Les œuvres sont présentées sur des cimaises de couleurs plutôt sombres, mais la scénographie, d'une grande sobriété, ne joue pas sur des effets de pénombre qui seraient redondants. La première section comprend des œuvres originales des débuts du peintre (jusqu'à 1647), montrées dans un ordre chronologique, malgré un regroupement par thèmes qui enfreint parfois la hiérarchie des dates. On y retrouve les premières œuvres, plus austères dans leur sujet et la facture, puis la Rixe, les Mangeurs de pois, les séries des Vielleurs et des Tricheurs, la Diseuse de bonne aventure. La Tour peint des scènes diurnes, n'adopte pas encore les clairs-obscurs qui le rendront fameux, à l'exception de l'Argent versé, où La Tour distribue déjà ses personnages autour d'une chandelle irradiante, révélant une possible influence des Hollandais. L'œuvre est marquée par la présence des gueux et des roublards, peuplée d'une humanité plutôt sombre.

La Tour vit dans une Lorraine durement touchée par la guerre de Trente Ans (1618-1648). Il est lui-même probablement victime de l'incendie de Lunéville lors de l'entrée des Français en 1638. Les misères qui accompagnent ces dévastations expliquent directement le choix de ses sujets, comme celui des Mangeurs de pois, conservés à Berlin. Avec les Tricheurs et la Diseuse de bonne aventure, la facture se fait plus virtuose, les habits plus luxuriants, les contrastes de lumière plus riches. La pose gelée des personnages est animée par des regards complices qui animent la lecture de l'œuvre. Puis viennent les « nuits » qui constituent l'essentiel de la production après 1635, avec notamment l'admirable suite des Madeleine. Après les gueux, l'humanité se repent, abandonne la convoitise pour se vouer à une contemplation dans la lueur d'une flamme qui marque la fragilité de l'être. La répartition contrastée des ombres et des lumières ne sert pas un réalisme critique comme chez Caravage. Elle illustre une dualité plus spirituelle entre le corps et l'âme, entre la condition trouble de la matière (douleur, faim, cupidité, luxure) et l'aspiration contemplative de l'esprit. L'importance accordée aux parties sombres nous parle de cette fragilité de l'être mais aussi de l'image elle-même, menacée de revenir à la nuit originelle.

La deuxième section regroupe des copies anciennes d'œuvres de La Tour aujourd'hui disparues dont le Saint Jérôme lisant, acquis par le Louvre en 1935 comme un original. Cette section pose la question de l'aura de l'œuvre. Certaines œuvres signées montrent des moments de faiblesse : certaines copies sont des morceaux de virtuosité. C'est le cas de l'Éducation de la Vierge de la Frick Collection, longtemps considérée comme un original. Les versions diffèrent bien sûr, avec plus ou moins de goût, ce qui parfois, comme devant les huit copies du Saint Sébastien, peut agacer le visiteur. La troisième section rassemble les œuvres plus tardives (1647-1652), où originaux et copies d'atelier sont plus difficiles à distinguer, compte tenu d'une participation de plus en plus importante de l'atelier. Les historiens attribuent en effet aujourd'hui avec prudence des tableaux tardifs même signés, en insistant sur la part importante prise par des collaborateurs d'atelier, notamment celle de son propre fils, Étienne, qui est l'une des principales mains du Reniement de saint Pierre. La dernière redécouverte faite à ce jour – celle du Saint Jean-Baptiste dans le désert, acheté en 1993 pour le futur musée Georges-de-La-Tour de Vic-sur-Seille, ville natale du peintre – confirme ce sentiment que l'œuvre, immense, cache encore des pans entiers d'un territoire beaucoup plus complexe que l'image classique et réductrice du maître du clair-obscur.

Un exercice de reconstitution

Il y a déjà un quart de siècle (1972), une importante rétrospective Georges de La Tour avait déjà été organisée au Grand Palais. Elle avait rassemblé 350 000 visiteurs. Vingt-cinq ans plus tard, 45 toiles sont présentées, aux côtés de 33 copies anciennes de tableaux de La Tour, disparus aujourd'hui, notamment le Saint Sébastien à la lanterne qui valut au peintre la reconnaissance de Louis XIII : les commissaires de l'exposition se sont livrés à un remarquable exercice de reconstitution, tel qu'il peut être mené dans l'état actuel des connaissances.

Le mythe de la redécouverte tardive

Georges de La Tour (1593-1652) fait partie des ! quelques artistes que l'histoire récente a redécouverts. Peintre oublié pendant deux siècles, très connu à sorti époque, aimé du roi, il n'est réhabilité, tout comme Vermeer, qu'au début du siècle. Avant cela, ses tableaux, remarqués, sont attribués aux maîtres espagnols, à Murillo ou Ribera, voire au Français Le Nain, pour ses sujets misérabilistes. Reconnue seulement par quelques érudits régionalistes, l'œuvre est ignorée avant que Hermann Vross, historien de l'art allemand, n'établisse en 1915 le rapprochement entre deux tableaux signés La Tour, conservés au musée des Beaux-Arts de Nantes et le Nouveau-né du musée de Rennes. À sa suite, Louis Demonts puis l'italien Roberto Longhi dressent un premier catalogue de l'œuvre. De nombreux auteurs augmenteront petit à petit ce premier corpus complété par une importante thèse de François-Georges Pariset, rédigée durant l'entre-deux guerres. Des copies sont retrouvées dont certaines seront attribuées au peintre lorrain, qui connaît une première consécration populaire lors de l'exposition des « Peintres de la Réalité en France », organisée à l'Orangerie en 1934. La Tour y est représenté par 13 toiles. La grande exposition de 1972, au Grand Palais, confirma cet engouement.

Bien des inconnues encore...

La biographie de La Tour reste toujours très mystérieuse. Il est né à Vic-sur-Seille en 1593, est mort à Lunéville en 1652... Ce qu'on sait de sa vie est, pourrait-on dire, aussi dépouillé que le fond sur lequel se détachent les personnages de ses tableaux. Trace est restée de divers événements familiaux ou sociaux. De même est parvenue jusqu'à nous la réputation assez fâcheuse qu'on lui fit : aspiration coûte que coûte à la noblesse, cupidité, insensibilité aux malheurs des autres. Mais c'est peut-être pure calomnie, à rapporter aux conflits entre partisans de la France, parmi lesquels se rangea La Tour, et fidèles de la Lorraine ducale. En tout cas, on sait très peu sur le principal : sa vie de peintre. S'est-il formé à Rome ? A-t-il vu les œuvres de Caravage ? Comment et sous quelles influences, selon quelles préoccupations, quelles conceptions, quelles croyances a-t-il évolué ?

Pascal Rousseau