De nombreux motifs de ses œuvres sont empruntés directement à des images publicitaires, à l'instar du Siphon. Ce dialogue avec l'affiche n'est pas gratuit. Il révèle une volonté partagée avec le publicitaire de communiquer au plus grand nombre par le choix du langage universel de la couleur. Le peintre cherche à capter, sans médiations intellectuelles, l'attention d'un spectateur de plus en plus sollicité par une multitude d'images, de messages et d'informations. Son vocabulaire s'est simplifié sur le modèle de la sténographie : « L'homme moderne enregistre cent fois plus d'impressions que l'artiste du xviiie, par exemple, à tel point que notre langage est plein de diminutifs et d'abréviations. La condensation du tableau moderne, sa variété, sa rupture des formes est la résultante de tout cela » (1914). Cette simplification le conduit très naturellement, au début des années 20, vers le purisme défendu par Amédée Ozenfant et Le Corbusier, avec lesquels il partage un même intérêt pour l'harmonie géométrique du monde moderne. Le motif de l'architecture y est d'ailleurs omniprésent. Des ouvriers, des ingénieurs et des mécaniciens animent cet univers de bâtisseurs. Puis, peut-être au contact du surréalisme, les formes deviennent plus libres, plus mobiles. Elles flottent dans un espace neutre, aérien, qui libère le corps des pesanteurs de la gravitation. L'inexpressivité des visages de ses personnages se charge d'une ambiguïté proche de l'inquiétante étrangeté chère à Freud.

Léger ne cherche pourtant pas à souscrire à l'expression subversive du rêve mais à coller au plus près à une réalité poétique. Ce sens du réel coïncide avec la « querelle du réalisme » ouverte au milieu des années 30. Elle conduit Léger vers la définition d'une peinture monumentale et « populaire », intégrée à l'architecture : « La classe ouvrière a droit, sur ces murs, à des peintures murales signées des meilleurs artistes modernes. » Dès 1925, Léger décorait l'intérieur du pavillon de l'Esprit nouveau, conçu par Le Corbusier pour l'Exposition des Arts décoratifs. Son séjour prolongé aux États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale (1940-1945) confirme son goût des grandes dimensions. De cette rencontre avec New York naîtront des grandes fresques de la modernité en hommage à une classe de travailleurs heureuse et apaisée, montant les structures d'un gratte-ciel qui évoque la victoire de l'homme sur une nature désormais maîtrisée (les Constructeurs, 1950). Fernand Léger meurt en 1955, en plein début des « Trente Glorieuses », convaincu de la réalisation d'une harmonie inédite entre la technique libératrice et l'homme des « loisirs ».

Relever le défi de la technologie

Léger rapporte l'anecdote de sa visite, en 1912, au Salon de l'aéronautique en compagnie du sculpteur Brancusi et de Marcel Duchamp qui, devant un stand, se serait exclamé : « C'est fini la peinture. Qui peut faire mieux que cette hélice ? ». Pour Léger, contrairement à Duchamp, la peinture n'est pas impuissante devant ce monde technologique ; elle doit seulement assimiler les nouvelles données plastiques introduites par la rationalisation de l'objet et de l'information.

Le Ballet mécanique :
Léger et l'image animée du cinématographe

Léger, fasciné par les nouvelles conditions de la vision, s'intéresse naturellement au cinéma. Il fréquente très tôt les salles obscures, se passionne pour le personnage de Charlot qu'il fait découvrir en 1916 à Guillaume Apollinaire. À la sortie de la guerre, il fréquente certains réalisateurs proches de la scène avant-gardiste parisienne. Il assiste, en 1921, au tournage de la Roue d'Abel Gance, publie un an plus tard un article sur le film où il salue le rôle protagoniste donné à la machine : « Ce sera l'honneur d'Abel Gance d'avoir imposé avec succès au public un acteur objet. C'est un événement cinématographique considérable. » Le cinéma devient une pure « image projetée », mobile et colorée, débarrassée du récit théâtral et de la domination sentimentaliste de l'acteur. Léger veut créer les conditions d'un spectacle moderne, en prise avec la fulgurance du monde nouveau (« Le spectacle, lumière, couleur, image mobile, objet-spectacle », 1924). En 1924, il décide de réaliser lui-même un film. Cette œuvre, intitulée le Ballet mécanique, est présentée en permanence dans une salle de l'exposition. On y retrouve une succession syncopée d'images où apparaissent, à des vitesses variables, des éléments mécaniques en mouvement (bielles, roues, engrenages...) superposés à des fragments de visages et de corps, à de multiples objets : « Contraster les objets, des passages lents et rapides, des repos, des intensités, tout le film est construit là-dessus. Le gros plan, qui est la seule invention cinématographique, je l'ai utilisé. Le fragment d'objet lui aussi m'a servi ; en l'isolant on le personnalise. » Le cinéma est, par cet effet de grossissement du réel, une façon plus immédiate d'atteindre cette réalité brute de l'objet : « J'ai fait du cinéma pour montrer les objets tout crus. »

Pascal Rousseau

Bibliographie
Fernand Léger, Fonctions de la peinture, Gallimard, 1997 ; (dir.) Kodinsky, Fernand Léger, 1911-1924. Le rythme de la vie moderne, Flammarion, 1997 ; (dir.) Christain Drouet, Fernand Léger, catalogue de l'exposition de 1997, Flammarion, 1997. Hélène Lassalle, Fernand Léger, Flammarion, 1997. Arnauld Pierre, Fernand Léger, peintre de la vie moderne, Gallimard, 1997.