La crise albanaise

L'Albanie s'est enfoncée dans le chaos. Les faibles structures de l'État n'ont pas résisté à la colère d'une population spoliée par l'effondrement des « pyramides financières », de fragiles constructions spéculatives qui tenaient lieu de système bancaire. Au-delà du sort des 3,5 millions d'habitants de l'Albanie, c'est une fois de plus la stabilité dans les Balkans qui aura été en cause.

On se souvient de la formule de Saint-Simon au lendemain de l'effondrement de la Banque royale de Law : « Une infime minorité enrichie par la ruine de l'ensemble de la population. » Mais comparaison n'est pas raison, car la banqueroute provoquée par celui qui fut contrôleur général des Finances du Régent aura trouvé au pays des aigles un avatar autrement plus dramatique.

Les pyramides du chaos

Pour une population dont le revenu moyen mensuel moyen ne dépasse pas 70 dollars, l'augmentation des dividendes promise – de 35 % à 100 % par mois – paraissait être le seul moyen de sortir de la misère. Aussi, saisis par la fièvre de l'enrichissement rapide, près du tiers des Albanais (et 80 % des foyers) ont investi leurs maigres économies, le produit de la vente de leurs troupeaux, voire de leurs appartements, ainsi que l'argent envoyé par leurs enfants immigrés en Grèce ou en Italie. Quand bien même certains déposants ne méconnaissaient pas la fragilité de ces investissements, ils pensaient toutefois pouvoir les liquidera temps. Pour les autres, le spectacle de l'enrichissement instantané de leurs voisins, tout comme l'apparente pérennité de ces pyramides – nombre d'entre elles existaient depuis plus de deux ans – tenaient lieu de garanties. Au total, près de 1 milliard de dollars, soit environ le tiers du produit national brut, a été englouti dans ces pyramides.

Dès les premiers jours de l'année, les établissements les plus fragiles se sont retrouvés en cessation de paiements. Très vite les rêves de dividendes mirifiques ont fait place au cauchemar et le gouvernement s'est trouvé confronté à la colère des épargnants grugés qui lui reprochaient à la fois d'avoir couvert les escrocs et d'empêcher que soient pratiqués les taux insensés offerts par le groupe Populli et par d'autres. Début mars, après avoir pillé et incendié la résidence de fonction du président Sali Berisha à Vlora, les manifestants ont menacé de marcher en armes sur Tirana si le pouvoir n'acceptait pas de « rembourser à 100 % les épargnants ruinés » ; un ultimatum diffusé par la télévision albanaise. En quelques semaines, la carte du pays s'est couverte de foyers insurrectionnels : à Gjirokaster, des inconnus masqués ont attaqué la préfecture de police et se sont emparés des armes sans que celle-ci n'intervienne ; à Saranda, un millier de protestataires ont mis le feu aux bâtiments de la police, du SHIK (police secrète), du tribunal et à de nombreux magasins. Des scènes identiques se sont déroulées à Himara, à Delvina, à Levan. Dans tout le sud de l'Albanie, les manifestants ont établi des barrages, empêchant jour et nuit toute circulation. Face au chaos, le Parlement, réuni en session extraordinaire, a voté le 2 mars l'état d'urgence dans l'ensemble du pays. Un couvre-feu a été instauré entre 20 heures et 7 heures, et les rassemblements de plus de quatre personnes ont été interdits. Devant l'anarchie et la multiplication des violences, les ambassades occidentales ont commencé, le 13 mars, à organiser le départ de leurs ressortissants. La nomination d'un gouvernement de « réconciliation nationale », conduit par le socialiste Bashkim Fino, n'aura eu aucun effet sur la population, uniquement préoccupée par sa sécurité alors que la folie des armes s'est emparée du pays : presque chaque citoyen possède alors au moins une arme. Une incroyable confusion dont témoigne la manière dont Tirana a basculé dans le camp de l'insurrection. Le premier dépôt d'armes, celui de l'Académie militaire, a été ouvert par la police secrète ; celle-ci a ensuite livré d'autres dépôts aux civils avant que la panique ne pousse ces derniers à se lancer à l'assaut de n'importe quelle réserve d'armes. De toute évidence, les derniers remparts du régime – soldats et policiers – ont déserté leurs postes. Tout aussi invisibles, les gardiens de prison ont abandonné les maisons d'arrêt, entraînant la fuite immédiate d'un millier de détenus. Le bâtiment de la présidence albanaise a été balayé par des rafales d'armes automatiques tandis que des hommes s'affrontaient sur le boulevard principal, personne ne pouvant prétendre connaître l'enjeu de ces accrochages. En vérité, que ce soit dans les villes du Nord ou dans celles du Sud, nul ne sait pourquoi il s'est emparé d'un fusil.

L'atonie du pouvoir en place

Que s'est-il passé en Albanie ? Qui étaient les émeutiers ? Quelles étaient leurs revendications ? De toute évidence, le président Sali Berisha et ses partisans ont payé le prix de l'effondrement de l'autorité de l'État. La disparition du totalitarisme a laissé la place à l'invraisemblable coalition des communistes et de la mafia albanaise dont les liens d'allégeance avec le crime organisé en Italie sont avérés. Contrairement à l'image qu'en ont donnée les médias, la crise albanaise ne doit rien à un prétendu romantisme révolutionnaire, tel celui qui nimbait la sierra Maestra de Fidel Castro dans les années 60. Ceux qui se sont emparés d'armes, qui ont pillé les magasins ne sont pas le « peuple », mais bien plutôt une foule manipulée par la mafia et les communistes. Et c'est pour n'avoir pas su affirmer suffisamment son autorité que le gouvernement s'est trouvé aussi rapidement débordé. L'ordre constitutionnel n'aurait pas été menacé à ce point si l'opposition conduite par les socialistes n'avait pas soutenu ces manifestations violentes. Quand les Albanais ont accusé le gouvernement de leur refuser la possibilité de s'enrichir rapidement, on a vu les socialistes abonder dans leur sens. Si la responsabilité de l'opposition est indiscutable, elle n'exonère pas pour autant celle du gouvernement. Celui-ci a eu beau prendre quelques mesures dès que les pyramides financières se sont écroulées comme un château de cartes – emprisonnement des promoteurs qui n'avaient pas encore pris la fuite, blocage des quelques actifs récupérables –, il était dans l'esprit du public le principal responsable de la débâcle. Il est vrai que de nombreux dirigeants des sociétés d'épargne étaient liés au Parti démocratique (PD) au pouvoir. Les Albanais se sont aussi souvenus que, lors de la campagne pour les élections législatives de 1996 – par ailleurs entachées de fraude –, les candidats du PD appelaient à voter pour le Parti démocratique, affirmant que « tour le monde gagnera ». Comme le soulignait Ismaïl Kadaré « par réaction au dénuement, aux rigueurs et à l'idéalisme en trompe-l'œil du communisme, ont déferlé une rage matérialiste et une corruption sans précédent » (le Monde du 13 mars 1997). L'une et l'autre ont conduit à plonger l'Albanie dans le drame. Sans doute aussi, l'ascension fulgurante, puis l'effondrement de ces pyramides peuvent se lire comme une parabole des espoirs et des déceptions suscités par le passage à l'économie de marché. Mais l'affaire des pyramides n'a pu atteindre une dimension insurrectionnelle qu'en raison de la faiblesse de l'État, dont toute forme d'autorité est assimilée, depuis 1992, aux heures sombres de l'oppression communiste. Incapable donc d'imposer toute espèce de réglementation – condamnée à droite et à gauche comme rétrograde –, le pouvoir en place a laissé communistes et nationalistes reprendre, selon la formule d'Ismaïl Kadaré, « cette empoignade interrompue par les décennies de la dictature communiste ».